Élisabeth Chesnais
Ressource en eauNouveau permis de polluer pour l’agriculture
Depuis une réglementation nationale adoptée en 2006, les cours d’eau étaient plutôt bien protégés des pesticides agricoles, tous les points d’eau qui figurent sur les cartes IGN au 1/25 000 aussi. Leurs abords étaient en effet interdits de traitements sur une largeur d’au moins 5 mètres. Même s’ils n’appréciaient pas la mesure, les agriculteurs respectaient ces zones de non-traitement. Mais patatras, dans l’entre deux tours de la présidentielle 2017, les ex-ministres de l’Agriculture et de l’Écologie ont signé un arrêté qui réduit la protection des cours d’eau et qui délègue aux préfets la mission de définir les points d’eau à protéger sur leur territoire. Sur le coup, personne n’a réagi, le pays tout entier avait les yeux rivés sur la présidentielle. Depuis, les associations constatent les dégâts et engagent des recours. Car si les départements bretons donnent le bon exemple en continuant à protéger la totalité de leurs cours d’eau et de leurs points d’eau, de nombreux préfets ont pris un arrêté qui allège les contraintes en matière de pulvérisation des pesticides à proximité des points d’eau. Retour sur cet incroyable nouveau permis de polluer accordé aux agriculteurs, alors même que tous les experts s’accordent sur la nécessité de renforcer la protection de la ressource en eau et celle de la population vis-à-vis des pesticides.
Drôle d’époque ! On y parle de plus en plus de santé, d’environnement, on a même pris conscience de l’impérieuse nécessité de protéger la population des contaminants chimiques, et tout particulièrement des pesticides. Les données, les rapports, les expertises concernant leurs effets délétères sur la santé s’accumulent. Les agences de l’eau, elles, dépensent des fortunes prélevées sur nos factures d’eau pour tenter de protéger les rivières et les nappes souterraines des pollutions. Mais si la réussite est au rendez-vous pour les contaminants industriels, l’échec demeure patent en matière de pollutions diffuses. Autrement dit les pesticides et les nitrates d’origine agricole. À tel point qu’ils sont devenus la première cause de dégradation de la ressource. Au total, 92 % des cours d’eau contiennent des résidus de pesticides, et pour 53 % d’entre eux, au-delà du seuil limite de la norme eau potable. De plus, face aux objectifs de qualité de l’eau fixés depuis 2000 par la directive cadre européenne, la France affiche « un retard significatif en assez grande partie imputable aux pollutions diffuses », selon l’Onema, l’Office national de l’eau et des milieux aquatiques, intégré depuis peu à un nouvel organisme, l’Agence française pour la biodiversité (AFB).
Des contraintes allégées
Pourtant, aussi invraisemblable que cela puisse paraître au vu de tous ces éléments, la protection de la ressource en eau à l’égard des pesticides est depuis peu en net recul sur le terrain. Les zones interdites de traitement ont été réduites dans de nombreux départements. Un cadeau fait au principal syndicat agricole, la FNSEA, par un gouvernement en fin de course dans l’entre deux tours de la présidentielle 2017. Quatre anciens ministres, ceux de l’Agriculture et de l’Écologie en tête, s’y sont mis pour assouplir la réglementation nationale sur l’emploi de produits phytosanitaires, de surcroît en la déléguant aux départements. Ils ont cosigné l’arrêté du 4 mai dernier qui refile la patate chaude aux préfets. Le moment était parfaitement choisi. Le pays avait les yeux rivés sur la présidentielle, personne n’a réagi. Mais depuis, sur la base de ce nouveau texte, de nombreux préfets ont allégé les contraintes qui pesaient sur les agriculteurs en matière d’épandage et de pulvérisation de pesticides à proximité des rivières et des points d’eau. Une quarantaine d’arrêtés préfectoraux font l’objet de recours. La plupart ont été engagés par France nature environnement (FNE) et ses associations départementales ou régionales. D’autres par les fédérations de pêche et de protection du milieu aquatique de la région Centre-Val de Loire.
La protection de l’eau en régression
Pour comprendre ce nouveau droit de polluer accordé aux agriculteurs, il faut comparer les réglementations. En 2006, le gouvernement avait imposé de fortes contraintes en matière d’utilisation des produits phytosanitaires. Interdiction pour les agriculteurs de traiter à proximité des points d’eau figurant sur les cartes IGN au 1/25 000, avec une largeur de zone sans traitement de 5 mètres minimum. Interdiction d’entrer dans un champ ou une serre après traitement, pendant six heures si les pesticides utilisés sont peu toxiques ; 24 heures ou même 48 heures s’ils sont très toxiques. Pour l’ANPP, l’Association des producteurs de pommes et de poires, qui pratiquent une culture intensive à coups de traitements, c’en était trop. Pas question d’avoir une main-d’œuvre hors des parcelles deux jours d’affilée, quelle que soit la toxicité des pesticides pulvérisés. L’ANPP a d’abord mené des années de lobbying infructueux, puis elle a engagé un recours devant le Conseil d’État. Par chance pour elle, en 2006, le gouvernement avait omis de notifier le projet d’arrêté à la Commission européenne. L’ANPP s’est immédiatement engouffrée dans la brèche. Cet arrêté « ayant été pris à l’issue d’une procédure irrégulière », le Conseil d’État l’a abrogé en juillet 2016.
Le gouvernement était alors tenu de promulguer un nouveau texte. Il l’a fait entre les deux tours de la présidentielle 2017 après une consultation ouverte au public et une concertation entre les parties prenantes. Si les ONG environnementales s’y sont confrontées aux lobbyistes propesticides de façon souvent virulente, jamais elles n’auraient imaginé que le nouvel arrêté puisse être à ce point favorable aux pratiques agricoles intensives, et si peu soucieux des enjeux majeurs que sont la santé et la protection de la qualité de l’eau. « Le poids des lobbies agricoles, alliés à l’agrochimie, a été prépondérant dans les discussions, on n’a eu droit qu’à une parodie de contestation, dénonce Gilles Huet, le délégué général de l’association Eau et rivières de Bretagne. Alors qu’on devait renforcer la protection des cours d’eau et celle des riverains, l’arrêté fait régresser la protection de l’environnement. »
Au choix des préfets
Tout le mal vient du sens donné au mot « points d’eau ». En 2006, l’arrêté national définissait ceux qui devaient être bordés de zones non traitées. Il s’agissait des « cours d’eau, plans d’eau, fossés et points d’eau permanents ou intermittents figurant en points, traits continus ou discontinus sur les cartes au 1/25 000 de l’IGN, l’Institut géographique national ». C’était clair, précis, et le texte s’appliquait sur tout le territoire. Même si la profession agricole n’aimait pas ces contraintes, elle les respectait. En 2017, les ministres ont modifié la définition des points d’eau. Il n’est plus question de protéger d’office la totalité du réseau hydrographique. Si les cours d’eau « alimentés par une source et présentant un débit suffisant la majeure partie de l’année » sont inclus et la référence aux cartes IGN toujours présente, le nouvel arrêté national confie à chaque préfet le soin de définir les points d’eau concernés sur son département. Il peut, ou pas, prendre en compte des petits cours d’eau, des ruisseaux, des fossés, des plans d’eau... « Les préfets sont soumis à de fortes pressions locales, on n’aurait jamais dû leur confier la tâche de définir les points d’eau », s’insurgent les associations. L’Association française pour la biodiversité, une agence publique, ne dit guère autre chose quand sa direction du Centre-Val de Loire se déclare « consciente du contexte relationnel sensible avec la profession agricole dans lequel s’inscrivent les arrêtés préfectoraux ». Les ministres avaient en plus précisé par courrier aux préfets qu’ils pourraient « retenir ou retirer les points d’eau figurant en traits discontinus sur la carte IGN »… Ce qu’une Direction départementale des territoires, un service de l’État, qualifie de « signal encourageant envoyé à la profession agricole dans le sens d’une définition minimaliste des points d’eau » !
Des reculs effarants
Sur le terrain, les associations constatent les dégâts. Elles comparent les linéaires protégés, et les reculs sont parfois effarants. En Indre-et-Loire, par exemple, 43 % des cours d’eau et des points d’eau ont perdu leur zone de protection. En Tarn-et-Garonne, 29 % des cours d’eau n’ont pas droit aux zones non traitées alors que la qualité de l’eau est dégradée par les produits phytosanitaires sur l’ensemble du département. En Ariège, c’est juste une condition qui a été ajoutée au nouvel arrêté : on protège ce qui est en eau une grande partie de l’année. « Vu les périodes d’étiage de plus en plus longues, fulmine Hervé Hourcade, juriste chez FNE Midi-Pyrénées, on risque d’avoir une contamination massive de la ressource en eau. »
Les motifs peuvent varier d’un recours à l’autre, mais à chaque fois, les préfets ont « oublié » de protéger une partie du réseau hydrographique de leur département, petits cours d’eau en tête de bassin versant (1), fossés ou/et plans d’eau. Or tous ces éléments sont d’une importance capitale. « Quand des cours d’eau sont exclus, ils sont de petit gabarit, souligne Philippe Bossard, référent national de l’Agence française pour la biodiversité sur les contrôles des pollutions et chef du service police à la direction interrégionale Bretagne-Pays de la Loire. Il s’agit essentiellement de ruisseaux en tête de bassin versant ou des cours d’eau en zone de marais. Ce sont des milieux à faible dilution, donc plus vulnérables vis-à-vis des contaminants. » Et Philippe Bossard d’illustrer son propos : « La zone de non-traitement (ZNT) de 5 mètres imposée en 2006 a réduit le risque, elle a limité les transferts liés aux dérives de pulvérisation. En grandes cultures, environ 3 % du produit se dépose en effet à 1 mètre de la zone d’application. En viticulture, c’est 8 % à 3 mètres et en arboriculture 15 %. Quand la ZNT est supprimée, on peut traiter la culture jusqu’en haut de berge. La quantité de produit gagnant le cours d’eau peut être beaucoup plus conséquente, même avec l’utilisation de buses limitant la dérive. » Or, 1 % d’insecticide dans un cours d’eau peut avoir de lourdes conséquences en termes d’écotoxicité aiguë ou chronique.
Entre les mains du nouveau gouvernement
Malgré les alertes de ses services en charge de la santé et de l’environnement, analyses de la qualité de l’eau et études à l’appui, le précédent gouvernement avait choisi de trancher en faveur des agriculteurs accros aux pesticides. Reste à savoir ce que fera l’actuel. Son « plan d’actions sur les produits phytopharmaceutiques et une agriculture moins dépendante aux pesticides », présenté en janvier, lui offre l’occasion de réduire la pollution de l’eau en protégeant la ressource. Avec la déclinaison annoncée de ce plan d’actions, on saura bientôt si les enjeux de santé publique et de qualité de l’eau l’emportent sur les pressions des chambres d’agriculture et du principal syndicat agricole.
(1) Réseau de nombreux ruisseaux alimentés par les eaux souterraines, les pluies, le ruissellement, et situés en amont des cours d’eau.
Pays de la Loire
Le mauvais exemple
Dans cette région, les préfets ont manifestement cédé aux pressions de la profession agricole, au grand dam de leurs services en charge de la santé et de l’environnement, qui les avaient mis en garde. « À l’exception de la Mayenne, où le niveau de protection est resté stable, on note des reculs dans tous les départements », s’indigne FNE (France nature environnement) Pays de la Loire. Une situation d’autant plus paradoxale que la région fait partie des plus polluées par les produits phytosanitaires.
Dans le Maine-et-Loire, 1 500 km de cours d’eau sur 9 000 ont perdu leur bande de protection de 5 mètres. L’Agence régionale de Santé (ARS) avait pourtant rappelé que « la situation est particulièrement préoccupante dans le département concernant la qualité de l’eau à usage d’eau potable, avec des teneurs parfois très élevées. Sur les 41 sites de pompage, 30 renferment des molécules de pesticides ». L’ARS demandait donc « des bandes enherbées de 5 mètres minimum, la distance d’1 mètre de non-traitement à proximité des points d’eau ne permettant pas d’assurer qu’il n’y aura pas de transfert de molécules » dans les ressources en eau. Au vu de l’arrêté, la préfecture a été plus sensible aux arguments des agriculteurs que de son Agence régionale de santé.
En Vendée, « l’arrêté est catastrophique, avec un abandon pur et simple de la protection des fossés, des écoulements en tête de bassin versant et des zones de marais, déplore Benjamin Hogommat, de FNE Pays de la Loire. Seules les observations conjointes de la chambre d’agriculture, de la FDSEA et des Jeunes agriculteurs ont été prises en compte. Le projet initial d’arrêté était plus acceptable que l’arrêté lui-même ».
La Loire-Atlantique n’échappe pas à la régression. En 2007, le préfet avait bien fait les choses. Alors que tous les points d’eau figurant sur les cartes IGN au 1/25 000 bénéficiaient déjà d’une zone de protection non traitée de 5 mètres, il avait étendu la protection, sur 1 mètre, le long des fossés qui n’étaient pas sur la carte. Mais dix ans plus tard, celle qui lui a succédé a réduit le nombre de cours d’eau protégés et la protection des fossés à seulement 30 cm. Ce n’est pas faute d’avoir été alertée. L’ARS avait rappelé que l’interdiction de traiter à moins d’1 mètre des fossés participe à la réduction de la contamination à la source et a fait ses preuves. « L’impact des phytosanitaires est important sur les têtes de bassin versant où les débits sont faibles, avait insisté le directeur interrégional de l’Agence française pour la biodiversité. Ces très petits cours d’eau sont essentiels à l’atteinte des objectifs de bon état des eaux, ajoutait-il, et « le traitement à pleine dose le long des fossés engendrera un transfert important des produits phytosanitaires dans les fossés et cours d’eau ». Des alertes restées vaines.
Bretagne
Le bon exemple
« Très tôt il y a eu des risques de contentieux européen en Bretagne, ce qui a conduit les préfets à adopter une politique de protection de l’eau ambitieuse », note l’Agence française pour la biodiversité Bretagne-Pays de la Loire. De fait, aucun recours n’y a été intenté contre les arrêtés, et pourtant, l’association Eau et rivières de Bretagne n’a jamais hésité à attaquer les services de l’État pour actions insuffisantes contre la pollution de l’eau. « La situation est très spécifique en Bretagne, confirme Gilles Huet, le délégué général de l’association. La forte contamination des eaux par les pesticides et les nitrates, et les menaces de sanctions européennes ont contraint les préfets à agir plus tôt qu’ailleurs. Dans les quatre départements bretons, on n’a pas attendu l’arrêté de 2006 pour imposer des zones de protection. L’épandage des pesticides est interdit à proximité de tous les points d’eau depuis 2005, y compris de tous ceux qui ne figurent pas sur les cartes IGN au 1/25 000. Nous protégeons 20 à 40 % de points d’eau supplémentaires, selon les départements. » Ainsi, les abords des petits ruisseaux et des plans d’eau sont interdits de traitement, ceux des fossés également. Car lorsque l’on épand à proximité, la dérive des pesticides est certaine dans l’eau qui y transite avant d’alimenter les rivières. Si la ressource en eau fait l’objet d’une protection bien meilleure en Bretagne qu’ailleurs, c’est que la région revient de loin. Alors qu’elle produit 80 % de son eau potable à partir des eaux de surface (1), leur pollution par les nitrates et les pesticides avait atteint des niveaux record dans les années 90 et jusqu’aux années 2000, contraignant les Bretons à boire de l’eau en bouteilles.
(1) La moyenne française est à 40 %, les nappes souterraines fournissent 60 % de l’eau potable.
L’UFC-Que Choisir en action
Stop à la gabegie !
Lancée par l’UFC-Que Choisir pour réclamer une réforme en profondeur de la politique de l’eau et son financement par les pollueurs, la pétition « Stop à la gabegie » a recueilli un franc succès. Vous avez été 126 000 à la signer pour exiger que le système actuel basé sur le principe « pollué-payeur » prenne fin et laisse place à la stricte application de la règle « pollueur-payeur ». Les consommateurs sont en effet les grandes victimes de la politique menée par les agences de l’eau. Ils financent leur budget à hauteur de 88 % pour la redevance pollution, de 70 % pour la redevance prélèvement, soit un montant de 1,9 milliard d’euros par an. Pourtant, l’état de la ressource reste calamiteux. À l’inverse, les agriculteurs versent seulement 7 % de la redevance pollution et 4 % de la redevance prélèvement, ce qui ne les incite pas à modifier leurs pratiques, alors qu’ils sont les principaux responsables des pollutions par les nitrates et les pesticides, les plus préoccupantes pour la ressource. Quant à leurs prélèvements d’eau, si problématiques en été pour le maïs irrigué, ils sont jusqu’à 25 fois moins taxés que ceux des particuliers ! Rejointe par de nombreuses associations dans son combat pour une politique de l’eau plus équitable et plus protectrice de la ressource, l’UFC-Que Choisir maintient la pression.
Rendez-vous le 22 mars 2018 à l’occasion de la Journée mondiale de l’eau.