Catherine Sokolsky
A la reconquête des sols
En fragilisant le sol, la viticulture intensive est-elle en train de tuer le goût du vin ? Certains spécialistes en sont convaincus. A leurs yeux, seules les pratiques culturales respectueuses de la terre peuvent préserver la typicité des vins.
Vins français
"En France, je trouve des sols qui ont moins d'activité biologique que ceux du Sahara", déplore Claude Bourguignon. Leur dégradation, cela fait une vingtaine d'années que ce chercheur, formé en microbiologie du sol à l'Inra (Institut national de la recherche agronomique), l'observe. Mais au début de ses travaux, en période d'agriculture intensive triomphante, il n'était pas question de publier ce genre d'information. L'Inra lui a même carrément demandé d'arrêter ses recherches. Après avoir quitté cet organisme en 1983, Claude Bourguignon fonde son propre laboratoire d'analyses microbiologiques du sol au nord de Dijon (21). "Les débuts ont été très difficiles, raconte-t-il. Les banques, en particulier le Crédit agricole, ne voulaient pas nous aider. Et il n'était pas évident de faire comprendre aux agriculteurs que des mesures d'activité biologique pouvaient avoir un intérêt dans la gestion de leur sol. Pour eux, la terre était un support inerte; il suffisait de mettre de l'engrais et ça poussait! Puis, petit à petit, des vignerons nous ont contactés. Ils commençaient à connaître à la fois des problèmes sanitaires importants et des pertes de goût de terroir. Des grands domaines s'entendaient dire: "Vos vins ne tiennent plus, au bout de dix ans, il n'y a plus rien dans la bouteille." Quand j'ai commencé à faire des profils de sols (1), j'ai été étonné de ne pas pouvoir les faire à la pioche, j'ai dû utiliser une barre à mine. Quand j'ai regardé, j'ai vu qu'il n'y avait plus de racines en profondeur, tout était mort."Ce qui se passe dans le sol est très subtil et met en jeu de nombreux acteurs. Il y a d'abord les racines, qui aèrent, décompactent le sol et fournissent de la matière organique, et la macrofaune: collemboles, araignées, cloportes, vers de terre... À raison de plus de dix millions par hectare, ces derniers accomplissent un travail considérable: ils aèrent les sols, mangent la matière organique qu'ils vont chercher à la surface et améliorent ainsi la fertilité de la terre. "Si l'on pouvait filmer en accéléré ce travail énorme des vers de terre, écrit Claude Bourguignon (2), on assisterait, à une échelle plus réduite, à un brassage de terre comparable à celui accompli par la charrue." Les "gros" habitants du sol préparent en quelque sorte le terrain pour les micro-organismes: amibes, algues, champignons, actinomycètes et bactéries. Très importantes, ces dernières peuvent transformer toutes les substances du sol pour les faire entrer dans le monde vivant. Loin d'être un support inerte, le sol est donc le théâtre de multiples actions, réactions et transformations complexes, qui risquent d'être nettement perturbées par des pratiques de culture intensives: passages d'engins trop lourds, utilisations répétées de désherbants et de pesticides... Pour évaluer la vie du sol, Claude Bourguignon a mis au point une mesure de son activité biologique qui comptabilise aussi bien les vers de terre que les bactéries ou les enzymes sécrétés par les microbes. Il peut ainsi conseiller utilement les viticulteurs en fonction de l'état de leur sol et des conditions climatiques.
Retour à la terre
Après des années de travail dans un climat de scepticisme assez général, les idées de Claude Bourguignon ont fait leur chemin. Dans certaines chambres d'agriculture, les diagnostics de sol font désormais partie intégrante du conseil aux viticulteurs. C'est le cas dans l'Hérault. Jean-Pierre Argillier, responsable du service viticole de la chambre d'agriculture et Gabriel Callot, directeur de recherche en science du sol à l'Inra de Montpellier, examinent régulièrement les fosses creusées dans les vignes. "Sur 100 000 hectares de vignes, détaille Jean-Pierre Argillier, 35 000 à 40 000 sont à risque. Quand je suis arrivé ici, en 1968 , les sols étaient bruns, il y avait des vers dans la terre et de l'herbe dans les vignes. Peu à peu, les sols se sont éclaircis et on est passé de 1,5-1,6 % à 0,4-0,5 % de matière organique. Les sols se sont fermés et le sel remonte." Dans les années 80, les rendements ont baissé sensiblement et les viticulteurs ont appelé à l'aide. Actuellement, environ un tiers d'entre eux ont sollicité les conseils de la chambre d'agriculture (voir encadré p. 47).En 1990, a été lancé en Champagne un programme de recherche nommé Viti 2000, auquel participent l'Inra, le Comité interprofessionnel des vins de Champagne, l'université de Rennes et l'Institut technique du vin d'Orange. Ce programme compare les modes de culture traditionnelle et intégrée. En viticulture intégrée, engrais, pesticides et herbicides sont utilisés en fonction de l'état de la vigne et non pas systématiquement en prévention comme c'est le cas traditionnellement. Les résultats de la culture intégrée parlent d'eux-mêmes : entre 1991 et 1997, baisse de 40 %, tous traitements confondus, des produits phytosanitaires, emploi de produits moins dangereux, diminution des coûts de 37 %, doublement des populations de lombrics et légère augmentation de la biomasse microbienne. En terme de qualité des vins, les expériences sont plus récentes et n'ont pas encore abouti. Espérons qu'elles seront poursuivies, car "les effets sur le sol, notent les protagonistes de l'étude, sont curieusement peu étudiés en viticulture en regard de l'importance que joue ce facteur sur la qualité et la typicité des vins."
La révolution culturale
Depuis peu, quelques experts indépendants font du conseil, un progrès certain par rapport aux "experts"-vendeurs de produits phytosanitaires, toujours prêts à recommander une nouvelle spécialité pour remédier aux maux de la vigne. À Lyon, Dominique Massenot fait, depuis quelques années, des profils de sol aussi bien en Alsace que dans l'Hérault. Ses clients sont des viticulteurs qui se lancent dans la bio ou qui veulent améliorer la typicité de leur vin. "Dans le Languedoc, déclare-t-il, on constate une redéposition du calcaire, phénomène déjà connu des Romains mais aggravé par les pratiques culturales. Sur quinze ans, les rendements ont été divisés par deux. Il faut remettre en oeuvre le travail du sol, en y allant progressivement s'il est trop compacté." Certains vignerons ont fait leur révolution culturale tout seuls. Propriétaire d'un vignoble en Anjou, Nicolas Joly s'est lancé il y a plus de vingt ans dans la viticulture biodynamique(3). En 1977, frais émoulu des universités américaines, il reprend le vignoble familial. "En trois ans d'agriculture moderne, dit-il, j'ai dégradé le domaine. Les sols n'avaient plus de couleur, les animaux étaient partis, j'avais détruit tout un monde organisé et discret." Étant tombé par hasard sur un livre traitant de la culture biodynamique, il se lance dans l'aventure sans en parler. Sept ans plus tard, les critiques encensent son vin, "un des plus grands vins blancs secs du monde".
Privilégier le climat ou le sol
Les pratiques de culture peuvent-elles à ce point influencer la qualité du vin ? Tous les vignerons qui sont revenus à des pratiques plus respectueuses du sol en sont convaincus: le terroir provient du sol et toute action qui perturbe sa vie l'empêche de "s'exprimer". Mais la notion de terroir ne correspond pas à une définition précise, ce qui donne matière à interprétation. Pour les viticulteurs américains et australiens, seul le climat compte. Sous nos latitudes, le sol, la nature et la position des roches sont mis en avant par les spécialistes du vin pour expliquer les différences de terroir. Selon Olivier Philippon, pédologue (spécialiste des sols) à Bordeaux, le facteur humain est primordial. "Le terroir, affirme-t-il, est le résultat de plusieurs centaines d'années de travail. On a façonné le sol pour le rendre apte à produire du raisin de qualité en apportant parfois des quantités importantes de terre de l'extérieur, comme des marnes ou des terres de bruyère dans le Bordelais. Plus ce travail est ancien, plus le vignoble produit de bons crus." Peu importe en définitive l'importance respective du sol lui-même et de l'intervention humaine, car les deux composantes sont intimement liées dans le terroir et c'est cette alchimie subtile qui risque d'être détruite par les méthodes de culture intensive. D'ailleurs, le recours de plus en plus généralisé aux artifices de l'oenologie témoigne de ce besoin de suppléer au manque de caractère dont souffrent nombre de vins. Pour tous ces vins, ne faudrait-il pas ajouter sur l'étiquette la mention "goût de terroir artificiellement reconstitué"?
(1) On creuse pour examiner l'état de la terre.(2) Le sol, la terre et les champs, Claude Bourguignon, éditions Sang de la terre, 1996.(3) Méthode de culture visant à renforcer la vie du sol, basée sur l'enseignement du philosophe autrichien Rudolf Steiner (1861-1925). À lire : Le vin du ciel à la terre, Nicolas Joly, éditions Sang de la terre, 1997.
épandage
Le ministère de l'agriculture
Lorsque Jean-Max Manceau, président de l'AOC Chinon, en Touraine, entend un responsable de la chambre d'agriculture proposer l'épandage de boues d'épuration des eaux usées sur les vignobles du chinonais, son sang ne fait qu'un tour. "Nos ancêtres nous ont légué un sol sain, gronde-t-il, on ne veut pas le dégrader. On ne veut pas que nos sols deviennent une poubelle, pleine de métaux lourds et de plastiques... En outre, ces boues nous apportent de l'azote dont nous n'avons pas besoin." Jean-Max Manceau demande que cette pratique soit interdite par décret. Tant au niveau régional que national, les responsables de l'Inao se déclarent favorables à cette interdiction. Mais le décret ne sortira pas. Les représentants du ministère de l'Agriculture au sein de l'Inao ont voté contre.
reconversion
Des journées entières dans le fossé
Par une matinée ensoleillée de février, Gabriel Callot, directeur de recherche en science du sol à l'Inra de Montpellier, et Jean-Pierre Argillier, responsable du service viticole à la chambre d'agriculture, indiquent au conducteur de l'engin où creuser au bord des rangs de vigne. Il y a quatre ans, le propriétaire de ce vignoble situé près de Pézenas, dans l'Hérault, voulait arrêter la viticulture. Ses rendements s'effondraient, sa vigne était malade. Jouant le tout pour le tout, il décide de convertir sa vingtaine d'hectares en viticulture biologique. Conseillé par la chambre d'agriculture, il accepte de se livrer à une expérimentation en cultivant différemment plusieurs parcelles. Au premier abord, le profane ne voit pas grand-chose dans les fosses ouvertes par la pelle mécanique. Mais grâce aux explications du spécialiste qui gratte délicatement la paroi des fosses, il commence à distinguer les différences de couleur de la terre, les encroûtements, les vers de terre et les racines vivantes ou mortes. Quatre fosses ont été creusées dans des terrains cultivés de façon différente : apport seul de compost, enherbement par trèfle et fétuque (une graminée), enherbement par fétuque seule et parcelle témoin. Les meilleurs résultats sont constatés sur les parcelles enherbées. Les racines descendent profondément. "La fétuque peut traverser des encroûtements, dit Jean-Pierre Argillier, ses racines ressemblent à un tunnelier." L'herbe joue un rôle important d'aération et d'alimentation de la faune du sol. "La racine construit le sol en dissolvant la roche, ajoute Gabriel Callot. Et elle nourrit la plante par des échanges ioniques avec la roche. Le sol se forme du bas vers le haut, et non pas le contraire. Et s'il n'y a plus de racines qui vont vers la roche, il n'y a plus de formation de sol possible."