Fabrice Pouliquen
Trafic de déchetsUn procès qui pourrait faire date
Dix mille tonnes de déchets, 1,5 million d’euros de préjudice… C’est un procès hors norme de trafic d’ordures entre la Belgique et la France qui se tient devant le tribunal correctionnel de Lille (59). Une première en France pour une affaire de cette nature… si bien que le délibéré, renvoyé au 30 janvier, sera scruté de près.
« On n’est pas seulement là pour parler environnement, mais pour juger une forme de criminalité nouvelle qui est venue chercher un marché bien juteux et très peu pris en compte encore par la justice », recadre la procureure de la République Émilie Julien devant le tribunal correctionnel de Lille (59), ce jeudi de fin décembre. Depuis trois jours déjà, le tribunal se penche sur un trafic illégal de déchets entre la Belgique et la France, de décembre 2019, point de départ de l’enquête, à juin 2021 et l’arrestation des prévenus. À la barre, les Demeter, une famille originaire de Seine-Saint-Denis et dont la figure centrale est l’un des frères, Johnny, 41 ans, présenté comme la tête du réseau. Si on ajoute les intermédiaires et relais sur le terrain, neuf personnes en tout sont mises en examen dans cette affaire.
Ordures ménagères, textiles, gravats… Les déchets venaient de la région d’Anvers, en Belgique, où des sociétés de recyclage, principalement Snoeys, sous-traitaient le surplus qu’elles ne pouvaient elles-mêmes gérer sur leurs sites. Jusque-là, rien d’illégal. Les suspects, qui prenaient l’apparence de gestionnaires de déchets, étaient payés pour récupérer ce trop-plein de déchets et le faire traiter ailleurs. En France donc, où la bande s’est d’abord tournée vers des centres de retraitement de Veolia et Suez. Mais les transferts se faisaient au mépris de toute la réglementation sur les déchets et Johnny Demeter mentait sur toute la ligne. La nature des ordures, les tonnages, mais aussi les sociétés à la tête desquelles il se présentait. Des coquilles vides. Et quand Suez et Veolia cherchaient à se faire payer et flairaient l’escroquerie, les prévenus se volatilisaient.
10 000 tonnes de déchets, un préjudice de 1,5 million d’euros
La bande s’adapte alors, quitte à avoir les mains plus sales encore. Elle déniche des terrains où se débarrasser des déchets belges ni vu, ni connu. D’abord en Grand-Est. L’enquête dénombrera dix sites de dépôts sauvages à quelques encâblures de la frontière luxembourgeoise. Des sites d’industriels, une ancienne école, un terrain militaire, la parcelle d’un particulier… Et quand l’étau se resserre une nouvelle fois, la bande se tourne vers les Hauts-de-France. Cette fois-ci, le clan Demeter établit des contrats de location sur des terrains ou des box, mais ne paie pas les loyers et se volatilise à nouveau lorsqu’on lui demande des comptes.
En deux ans et demi, 10 000 tonnes de déchets ont ainsi passé illégalement la frontière, permettant aux prévenus d’avoir un train de vie fortement en inadéquation avec leurs ressources officielles, note l’instruction pour un préjudice estimé à plus de 1,5 million d’euros. Pas rien pour Émilie Julien qui a peu goûté « la légèreté » avec laquelle les débats ont parfois été menés durant le procès. « Comme si on ne parlait que de poubelles et que ce n’était pas si grave », tonne-t-elle. Au contraire, la procureure de la République rappelle qu’à l’échelle de l’Union européenne, le trafic de déchets génère de 10 à 12 milliards d’euros par an ‒ soit autant que celui de stupéfiants ‒ et les trafiquants y plongent d’autant plus facilement qu’ils savent les risques moins grands.
L’environnement, parent pauvre de la justice ?
Dans le domaine des atteintes à l’environnement, malgré un très bon taux d’élucidation des affaires (1), ceux de classement sans suite et d’abandon des poursuites en cours de procédure sont en effet beaucoup plus élevés que pour la moyenne des délits, pointait en décembre 2022 un rapport de la Cour de cassation (2). Seulement 47 % des infractions environnementales reçoivent ainsi une réponse pénale, souvent des rappels à la loi.
Ce procès est l’occasion de prendre ces statistiques à contre-pied. « Ce n’est pas le premier trafic de déchets devant la justice, commente Anne Roques, juriste à France nature environnement (FNE) (3). Mais cette nouvelle affaire sort de l’ordinaire par sa dimension transfrontalière et en touchant aussi nos ordures ménagères et pas seulement les déchets du BTP. » Surtout, l’instruction a été confiée à la juridiction interrégionale spécialisée (Jirs) de Lille, juridiction saisie habituellement pour des affaires de grande criminalité. Une première en France, insiste Émilie Julien, pour qui alors ce procès devra faire jurisprudence. La procureure a requis des peines de 18 mois à 6 ans d’emprisonnement et des amendes allant jusqu’à 50 000 €. Le délibéré a été renvoyé au 30 janvier.
Des réquisitions « totalement hors sol », fustige Me Quentin Lebas, l’avocat de Johnny. « Il faut un sacré trafic de stupéfiants ou être l’auteur d’une escroquerie à plusieurs millions d’euros pour encourir de telles peines », compare-t-il, en invitant à ne pas tout mettre sur les épaules de son client. D’autant plus que ce procès brille par ses absences. En particulier celle de Snoeys, la société de recyclage d’où provenait une grande partie des ordures. « Quand elle paie 108 € la tonne de déchets récupérée, un prix inférieur à ce que coûte son recyclage dans la filière légale [de l’ordre de 130 €, ndlr], vous croyez qu’elle ne sait pas ce que ça implique derrière ? », s’interroge Me Lebas devant la cour. Même question pour Jost, l’entreprise de transport que Johnny Demeter a payé pour plusieurs convoyages jusqu’aux dépôts sauvages. « Ses chauffeurs avaient plus que des œillères pour ne pas voir que les déversements se faisaient sur des terrains vagues », poursuit-il.
Remonter la chaîne des responsabilités
Me Muriel Rueff, avocate de FNE dans cette affaire, donne raison à la défense de pointer ces absences. Car l’enjeu de ce procès est aussi de savoir qui devra payer le montant de 1,5 million d’euros engagé pour la remise en état des sites pollués. Les sommes sont aussi a priori trop lourdes pour les prévenus qui disent ne plus rien posséder aujourd’hui.
D’où cet impératif de remonter la chaîne des responsabilités. Une procédure judiciaire est aussi en cours côté belge, cette fois-ci ciblant les producteurs de déchets belges pour négligence voire complaisance. « En attendant les verdicts, les autorités belges et françaises se regardent en chien de faïence », déplore Me Rueff. Au grand dam de Rédange, petit village de Moselle, où 240 tonnes de déchets ont été déversées en octobre 2019 sur le terrain d’un particulier. « C’est le seul site qui n’a pas encore été dépollué, reprend l’avocate qui représente aussi cette commune à ce procès. Les devis avoisinent les 150 000 €. Ni le propriétaire du terrain, ni le maire ne peuvent avancer les frais. Petit à petit, l’amas de déchets se désagrège, polluant les sols et sous-sols et répandant une odeur nauséabonde. Les habitants n’en peuvent plus. »
Mise à jour du 31 janvier 2024
Le tribunal correctionnel de Lille a rendu mardi 30 janvier sa décision à l’encontre de neuf hommes jugés en décembre pour le déversement illégal de près de 10 000 tonnes de déchets belges en France, entre 2018 et 2021. Johnny Demeter, principal protagoniste de ce trafic, écope de 5 ans d’emprisonnement et de la révocation de 2 ans de sursis prononcés en 2016. Par ailleurs, il est condamné à une amende de 50 000 €, assortis d’une interdiction définitive de gérer une entreprise de déchets ainsi qu’à la remise en état du site de Rédange, en Moselle, où quelque 250 tonnes se trouvent toujours, sous astreinte de 150 € par mois. Sept autres hommes, dont quatre de la famille Demeter, ont été condamnés à des peines allant de 18 mois à 3 ans fermes, et le dernier prévenu à la confiscation de sommes issues de ce trafic.
(1) Le taux d’élucidation des affaires est de 85 % quand la moyenne pour l’ensemble des délits est à 64 %.
(2) www.courdecassation.fr/toutes-les-actualites/2022/12/07/groupe-de-travail-relatif-au-droit-penal-de-lenvironnement
(3) En décembre 2021, un réseau d’entreprises de terrassement du sud-est de la France avait été lourdement condamné par le tribunal de Draguignan pour avoir déversé, entre 2017 et 2020, des dizaines de milliers de mètres cubes de déchets du bâtiment sur des sites non déclarés, dont certains en zones naturelles protégées. Le procès en appel doit se tenir en février.