Elsa Abdoun
Produits laitiersAprès le skyr, l’arnaque du kéfir ?
Jusqu'à trois fois plus cher qu'un lait fermenté classique, le kéfir fait figure de dernier superaliment à la mode. Or, notre enquête révèle que les méthodes des fabricants sont souvent très éloignées de la véritable recette, au point de produire des boissons ressemblant à s'y méprendre à de simples laits ribot... De quoi s'interroger sur le caractère possiblement frauduleux de l'appellation « kéfir » dans certains cas.
L’audace des services marketing de l’industrie laitière est décidément sans limite. Après la vague des skyrs, très chers malgré un intérêt nutritionnel limité, des yaourts coupés à l'eau ou encore de l’Actimel, dont le taux de sucre est au moins aussi élevé que ses innombrables bienfaits allégués, voici venue la mode du kéfir... qui n’est pas vraiment du kéfir.
Ce lait fermenté, présenté comme originaire du Caucase, se vend actuellement à prix d’or : 4,50 € le litre en moyenne et jusqu’à 7 € pour la marque Naturalia. Bien loin du lait ribot breton ou encore du leben (son cousin maghrébin), généralement vendus autour de 2 € le litre. Un prix très élevé que certains consommateurs acceptent de payer dans l’espoir de découvrir de nouvelles saveurs, tout en s’exposant à une grande variété de ferments actifs.
« Immunité », « digestion »...
Contrairement aux laits fermentés classiques, qui contiennent uniquement des bactéries lactiques, le kéfir est en effet produit à l’aide de petites perles gélatineuses appelées « grains de kéfir », constitués d’un assemblage éclectique de microbes : des bactéries lactiques, mais aussi d’autres dites « acétiques » (productrices de vinaigre), ainsi que des levures à fermentation alcoolique. Un microcosme varié qui favoriserait, si l’on en croit les fabricants, une bonne immunité et le bien-être digestif, tout en produisant une « saveur caractéristique ».
Problème : de nombreuses boissons vendues en France sous l’appellation kéfir n’ont en réalité jamais touché le moindre grain de kéfir. Les marques Beautiful Immunity, Naturalia et Carrefour Sensation, notamment, nous ont confirmé que leurs produits contiennent uniquement des bactéries lactiques, comme la plupart des autres laits fermentés bien moins chers, donc. Cela alors même que le Codex Alimentarius (un recueil de normes servant de guide de bonnes pratiques au niveau international) indique que le kéfir doit contenir au minimum 10 000 levures par gramme. Chez Kerguillet, une entreprise bretonne spécialisée en bio, pas de grains de kéfir non plus, mais un mix contenant « très peu de levures », reconnaît-on. Ces marques sont probablement loin d’être seules dans ce cas, plusieurs concurrents mentionnant eux aussi des ferments lactiques en lieu et place des grains de kéfir sur leur liste d’ingrédients.
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Regardez bien l'étiquette
Certes, les bactéries lactiques présentes dans ces boissons peuvent être différentes de celles employées pour fermenter le lait ribot ou le leben. Mais en l’absence de précisions sur l’emballage, impossible d’en être certain. Et rien n’indique, de toute façon, que cela fasse la moindre différence sur le plan de la santé... Quant au goût, il semble qu'il ne permette pas non plus de les distinguer : une dégustation à l’aveugle de 20 laits fermentés différents, dont une moitié porteurs de l’appellation kéfir, a été organisée avec trois groupes de quatre volontaires préalablement initiés à ces produits, et aucun des douze testeurs n’a su différencier les prétendus kéfirs des autres types de laits fermentés. Pas même le kéfir Activia de Danone, qui est pourtant, lui, produit à l’aide de grains de kéfir. Il faut dire que « la fermentation ne dure que quelques heures, à une température optimale pour favoriser la fermentation lactique », de l’aveu même de la multinationale. Si les ingrédients sont les bons, les conditions de fermentation sont donc, elles, volontairement éloignées de celles nécessaires à la production d’un kéfir typique.
Une dénomination possiblement frauduleuse ?
Pourquoi les fabricants se refusent-ils à suivre la recette traditionnelle ? « Travailler avec des souches bien précises permet d’obtenir un résultat plus stable, plus facile à gérer sur le plan du risque microbiologique », se justifie-t-on chez Kerguillet, tandis que Danone évoque l’intérêt d’éviter la production d’alcool (les vrais kéfirs de lait, comme les kéfirs de fruits et kombuchas, contiennent en effet de petites quantités d’éthanol. Enfin, les levures « produisent du gaz, qui est une contrainte pour la production à l’usine, et cela donne un effet pétillant au produit, que les consommateurs préfèrent éviter dans leurs produits laitiers », avance-t-on chez Beautiful Immunity.
Apposer le terme kéfir sur un produit qui n’en est pas vraiment, est-ce bien légal ? « En France, aucun règlement n’encadre l’appellation kéfir », se plaisent à répéter les fabricants. Reste tout de même le Code de la consommation, qui dispose que le fabricant ne doit, de manière générale, pas induire en erreur le consommateur sur la composition et le mode de fabrication d'un produit... La Direction générale de la consommation et de la répression des fraudes, contactée, n’a pas souhaité commenter.