Erwan Seznec
Les députés font fausse route
Afin de protéger les libraires indépendants, les députés ont adopté un amendement « anti-Amazon »… qui risque justement de profiter aux géants du secteur, Amazon et la Fnac. Aux dépens du consommateur et probablement sans aucun gain pour les librairies.
L’Assemblée nationale a adopté à l’unanimité jeudi 3 octobre 2013 un amendement de l’opposition qui vise les libraires en ligne, à commencer par Amazon (70 % du marché du livre Internet) et la Fnac. Le texte leur interdit de cumuler la gratuité des frais de port et la remise de 5 % autorisée en dérogation au prix unique du livre, en vigueur depuis 1981.
Le consommateur sera évidemment perdant si cet amendement, proposé par le rapporteur UMP Christian Kert (1) et modifié par la majorité, est avalisé par le Sénat, puis passe en seconde lecture.
Les libraires indépendants, que le texte prétend défendre, seront-ils au moins gagnants ?
Rien ne le prouve. Un rabais de 5 % représente moins de 0,50 € sur un livre de poche et 1 € seulement sur une édition à 20 €. C’est trop peu pour infléchir le comportement d’une large partie de la clientèle, à commencer par les lecteurs qui n’ont pas de libraires près de chez eux. On les trouve en zones rurales, mais aussi en Île-de-France, où une vingtaine de communes de plus de 20 000 habitants n’ont ni librairie, ni librairie-papeterie-presse (2).
Dans la discussion parlementaire, d’ailleurs, aucun député n’a produit la moindre étude analysant le profil et les motivations des acheteurs en ligne. L’idée que le prix est déterminant reste à étayer.
Un amendement finalement pro-Amazon ?
La loi, enfin, pourrait bien profiter en définitive à… Amazon. Si le groupe américain offre le cumul de la gratuité de la livraison et du rabais de 5 %, c’est probablement parce que la Fnac l’offre également. L’amendement provoquerait un accord tacite entre les deux leaders de la vente en ligne, qui durciront leurs conditions de vente en même temps. Entre le rabais de 5 % (quelques dizaines de centimes) et la livraison gratuite (quelques euros), ils conserveront tous les deux ce qui leur coûte le moins cher, à savoir le rabais. Les livraisons vont devenir payantes, ce qui ne veut pas dire chères. Amazon et la Fnac sont probablement capables de compresser leurs coûts de livraison pour qu’il ne soit pas dissuasifs. Où sera le gain pour les libraires traditionnels ?
Il faut souligner que ces derniers sont très nombreux (3 500 en France) et que le marché du livre n’est pas en crise. Son chiffre d’affaires est stabilisé à un niveau historiquement élevé (environ 4,2 milliards d’euros) depuis cinq ans. Selon une étude de 2010 du cabinet Xerfi pour le Syndicat de la librairie française, les libraires indépendants ont perdu 5 à 7 % de parts de marché entre 2003 et 2010, ce qui est préoccupant. Mais selon le même cabinet, la concurrence est venue autant des grandes surfaces et des chaînes (les Relay, notamment) que d’Internet. Sans parler de l’essor du livre électronique.
Si les députés entendent vraiment brider les ambitions d’Amazon, la question de son statut fiscal est d’une brûlante actualité. Le groupe, qui ne cache pas ses ambitions dans d’autres secteurs, paye très peu d’impôts en France, en toute légalité. Un chantier de nature à occuper durablement nos parlementaires.
(1) Pour l’anecdote, Christian Kert défendait en 2008 sur son blog un élargissement des possibilités de rabais inscrit dans la loi Lang, au bénéfice de « tous les libraires, grands ou petits, grands distributeurs ou libraires indépendants ».
(2) Étude publiée en avril 2012 par l’Institut d’aménagement et d’urbanisme d’Île-de-France.