Florence Humbert
Poulet bioLa guerre des labels
Depuis quelques mois, le groupe volailler DUC produit du poulet bio moins cher en raccourcissant l’âge d’abattage des volailles. Mais face au tir groupé de la filière, l’initiative risque de tourner court.
Deux longs hangars flambant neufs, posés dans une prairie arborée de 4 hectares, où s’égaient librement 4 800 volatiles : un élevage de poulets en plein air, comme il en existe des centaines dans l’Hexagone. Et pourtant celui-ci déchaîne la polémique. Inauguré en octobre dernier à Tannerre-en-Puisaye (Yonne) par le groupe DUC, ce poulailler est le premier à produire du poulet bio abattu à 71 jours, en s’affranchissant des règles de la filière qui prévoient une durée d’élevage minimale de 81 jours pour prétendre au fameux label vert.
La démarche de DUC n’a pourtant rien d’illégal. Elle s’appuie simplement sur une réglementation européenne moins exigeante en la matière que le cahier des charges de notre label national (voir encadré ci-dessous). Leader sur le marché européen de la volaille certifiée, DUC ne compte pas s’arrêter là. Douze autres bâtiments affectés à la filière bio devraient venir s’ajouter à celui-ci d’ici la fin de l’année 2012. Le volailler espère ainsi réussir une percée sur ce marché de niche, en diminuant les coûts de production grâce au raccourcissement de la durée d’élevage. De quoi susciter une levée de boucliers de la profession, qui dénonce d’une seule voix une industrialisation qui se dessine, au mépris des fondamentaux du bio. « Contrairement aux pays du nord de l’Europe, les consommateurs attendent des poulets bio qu’ils soient goûteux. Or il est prouvé que leur qualité gustative est directement liée à la durée de l’élevage », s’insurge Éric Cachan, le président du Synalaf (Syndicat national de labels avicoles français). Même son de cloche du côté de la Fédération nationale de l’agriculture biologique (Fnab) qui critique en outre, dans un communiqué daté du 26 octobre 2011, la « quasi-absence de lien au sol alimentaire, les poulaillers étant installés dans des fermes qui resteront conventionnelles pour leurs autres productions et ne pourront donc pas nourrir leur élevage avec leurs propres céréales ».
Un argument pour le moins contestable lorsque l’on sait que les éleveurs n’ont plus l’obligation de cultiver les végétaux nécessaires à l’alimentation des animaux, dès lors qu’ils s’approvisionnent auprès de producteurs bio de leur région. « Ce qui est le cas de nos élevages », affirmait Jean-Pierre Chareyron, directeur de la production amont de DUC, dans le numéro de décembre 2011 de la revue « Réussir aviculture » : « Nous veillerons à une origine locale pour les céréales et les tourteaux de colza, mais je ne vois pas comment on pourra avoir du soja bio français. Je crois aussi qu’il existe peu d’éleveurs en filière longue, fabriquant eux-mêmes l’aliment à partir de leurs céréales bio. » Et même si les matières premières sont cultivées sur l’exploitation, elles seront ensuite traitées en usine et transformées en granulés dont la composition est savamment étudiée pour garantir une croissance optimale des volatiles. Par ailleurs, la disponibilité du bio végétal est aujourd’hui insuffisante pour couvrir les besoins de la filière. Le recours aux matières premières importées est inévitable. Avec le risque d’une traçabilité parfois défaillante. On se souvient qu’en 2008, plusieurs milliers de poulets bio avaient été nourris avec du soja chinois contaminé à la mélamine, provenant de la coopérative Terrena.
Signature du ministre
Les entorses aux principes du bio que la profession elle-même s’autorise n’ont pas empêché les instances représentatives – la Fnab, le Synalaf et Synabio (Syndicat national de agriculteurs biologiques) – d’envoyer un courrier commun à l’Inao (Institut national de l’origine et de la qualité) et au ministère de l’Agriculture pour lui demander de revoir le cahier des charges français afin de faire reculer l’âge minimal d’abattage. « Cette pratique [l’abattage inférieur à 81 jours] nous semble dangereuse pour la stabilité des filières et incohérente avec les principes de l’élevage biologique tels qu’ils sont perçus en France », précisaient les signataires. Selon nos informations, il semblerait que la filière ait obtenu gain de cause et que le décret soit à la signature du ministre. Une décision qui rendrait les exportations françaises non compétitives et laisserait le champ libre aux importations de pays ayant des critères moins restrictifs. Et surtout un revirement pour le moins contradictoire avec la volonté affichée des pouvoirs publics de voir la part des produits de l’agriculture biologique progresser rapidement dans nos assiettes. Le Grenelle de l’environnement ne prévoit-il pas de les faire figurer une fois par semaine au menu des cantines scolaires ? Un objectif impossible à atteindre sans une remise en cause des méthodes de production des volailles. Le prix élevé des poulets bio – 9,60 €/kg contre 3 € pour les poulets standards – est le principal frein au développement du marché. Malgré un potentiel très important, la part des poulets bio ne représente en effet aujourd’hui qu’à peine 1 % de la production nationale.
Toute-puissance du Label Rouge
Seulement voilà, la croisade menée par la profession au nom des grands principes du bio cache mal des enjeux nettement plus terre à terre. Au pays des labels avicoles français, la filière du Label Rouge, aux mains de grands groupements de producteurs (Poulets fermiers de Loué, du Gers, des Landes, d’Ancenis…), est toute-puissante. Pourquoi ceux-ci se tireraient-ils une balle dans le pied en favorisant le développement de la filière bio, dont les règles sont d’ailleurs calquées sur celles du Label Rouge (notamment l’abattage à 81 jours) ? « Il y a pourtant un potentiel important sur le marché, mais il est latent », constate Éric Viaud, directeur de la société Elie Freslon, spécialiste de longue date de volailles fermières bio, et l’une des rares voix discordantes dans le concert unanime des gardiens du temple. Selon lui, une segmentation entre un bio premium et un bio plus accessible est possible. « Si l’on veut que le bio se développe, il faut être capable de répondre aux différentes attentes des consommateurs et ne pas se limiter à la vision puriste selon laquelle le bio est forcément meilleur. Avec un différentiel de prix moins élevé, une certaine clientèle accepterait de payer un surcoût pour un produit tracé et 100 % bio, même s’il ne génère pas forcément un optimum gustatif. » Pourquoi pas, à condition d’éviter la confusion dans les linéaires en indiquant clairement le mode de production sur l’emballage ? L’entreprise vendéenne Bodin a déjà pris les devants. Sur les étiquettes de ses poulets (marques Le Picoreur ou Nature de France) figurent désormais les durées d’élevage : 81 et 91 jours. D’autres acteurs ont cherché à se démarquer du bio intensif avec la création du label « bio cohérence » : une marque qui exige que la ferme soit 100 % biologique, que le lien au sol soit au moins à 50 %, que les élevages soient à taille humaine, intègrent les critères sociaux et économiques et que l’alimentation soit 100 % bio. L’intention est louable, encore faut-il que les consommateurs soient prêts à en payer le prix.
Que dit la loi ?
Les productions biologiques sont définies par le règlement européen no 834/2007 et son règlement d’application no 889/2008 en vigueur depuis le 1er janvier 2009. L’article 12 donne deux possibilités aux aviculteurs : soit utiliser des souches standard avec un abattage à 81 jours minimum, soit utiliser des souches dites « à croissance lente » c’est-à-dire avec un gain moyen quotidien (GMQ) inférieur à 35 grammes, et dans ce cas, aucune durée minimum d’élevage n’est imposée, seul le poids du poulet étant déterminant (ex : 2 kg à 60 jours). Un second critère entre alors en ligne de compte pour déterminer la date d’abattage, car il n’existe pas en France de poussin certifié bio. Dans ce cas, la réglementation européenne impose une période de conversion de 10 semaines minimum (70 jours) pour les poulets dans une exploitation certifiée bio. D’où les 71 jours d’élevage des poulets du groupe DUC. Pour s’opposer à cette démarche, ses détracteurs demandent un abaissement du GMQ en France afin d’imposer à tous les éleveurs bio un abattage à 81 jours.