Fabienne Maleysson
La sale cuisine des industriels
Les pratiques des différentes filières des plats cuisinés sont petit à petit mises à nu lors des enquêtes des services sanitaires. Outre la présence, intolérable, de viande de cheval dans des plats cuisinés pur bœuf, c’est tout le dispositif actuel de contrôle et de sanctions qu’il convient de réformer pour une meilleure protection du consommateur.
Partie de Roumanie, stockée aux Pays-Bas puis réceptionnée à Castelnaudary par l’entreprise Spanghero, qui l’avait achetée via un trader chypriote ayant sous-traité à un autre trader néerlandais, la viande de bœuf rebaptisée cheval avait enfin atterri dans une usine luxembourgeoise appartenant au Français Comigel. Cette dernière l’avait introduite dans divers plats de pâtes à la bolognaise, hachis parmentier et moussakas vendus à plusieurs dizaines de clients dont Findus, Picard, Auchan, Casino, Carrefour, Cora ou encore Monoprix.
Dans cette chaîne aux multiples maillons, lesquels ont été complices de cette vaste fraude ? C’est ce que l’enquête diligentée par les ministères de l’Économie (dont dépend la Direction des fraudes) et celui de l’Agriculture (qui chapeaute les services vétérinaires) devra déterminer. Mais à l’heure où nous écrivons, cette enquête a déjà pu établir des faits troublants. D’après le gouvernement roumain, qui a contrôlé dès l’annonce de l’affaire les deux abattoirs en cause, les lots étaient expédiés sous l’étiquette « viande de cheval, origine Roumanie ». « Nous n’avons aucune indication qui permette d’en douter », a précisé Benoît Hamon, ministre chargé de la Consommation, lors d’une conférence de presse tenue le 14 février 2013.
Le circuit passe ensuite par un trader néerlandais et un trader chypriote, déjà condamné l’année dernière pour avoir fait passer du cheval sud-américain pour du bœuf allemand hallal. L’étiquette est modifiée et devient « boneless fore », « avants désossés » en anglais. La mention de la viande concernée a disparu, c’est illégal, mais les lots sont accompagnés d’une facture où figure un code chiffré correspondant à la viande de cheval.
Spanghero dans le collimateur
C’est ainsi qu’elle arrive chez Spanghero, qui recouvre l’étiquette précédente pour en apposer une qui mentionne « bœuf, provenance Union européenne ». Benoît Hamon a ironisé en qualifiant cette intervention de « très grosse étourderie [ou de] tromperie ». La justice devra trancher entre ces deux qualifications… Notons que l’entreprise s’est montrée aussi « très étourdie » en ne remarquant pas que le « bœuf » qu’elle achetait lui était vendu à un prix dérisoire. D’ores et déjà, le ministre de l’Agriculture, Stéphane Le Foll, a demandé au préfet de suspendre l’agrément de Spanghero en attendant de savoir, au vu des investigations sur place de la brigade d’enquêtes des services vétérinaires, si cette suspension doit se muer en retrait définitif de l’agrément. L’entreprise devrait alors cesser son activité. Qu’en est-il de Comigel, le client de Spanghero et préparateur de plats ? D’après les services des fraudes, ses responsables se sont rendus coupables de graves négligences. D’une part, ils n’ont pas tiqué au vu de l’étiquette « provenance Union européenne », étiquette illégale puisque la réglementation impose l’indication précise du ou des pays de naissance, d’élevage et d’abattage. Par ailleurs, l’aspect et l’odeur de la viande une fois décongelée aurait dû les alerter.
Les clients de Comigel ont retiré les produits litigieux de leurs rayons. L’enquête se poursuit au niveau national et communautaire via Europol, puisque plusieurs pays sont concernés par des trafics de viande de cheval. Quant à celui qui passe par Spanghero, on estime qu’il dure depuis au moins 6 mois et a porté sur 550 tonnes livrées à Comigel et 200 tonnes utilisées pour la marque « La table de Spanghero ».
Sanctions insuffisantes
Le dispositif actuel de contrôle et de sanctions n’a pas empêché une fraude aussi grossière. Il est vrai que les pénalités en cas de tromperie sont légères : une personne physique risque au plus 2 ans de prison et 37 500 € d’amende, une personne morale 187 500 €. Or le profit est estimé dans cette affaire à 550 000 €. Benoît Hamon juge nécessaire d’augmenter le montant des sanctions pour les rendre plus dissuasives. Mais il faudra multiplier les interventions des services de contrôles. C’est prévu en 2013 avec une mise sous surveillance de la filière viande. Et après ? Inutile de prévoir des pénalités plus lourdes si les contrôleurs désertent les entreprises. Leurs effectifs ont baissé de 20 % ces cinq dernières années pour les services des fraudes, de 11 % pour les vétérinaires. Cette affaire montre s’il en était besoin que les autocontrôles confiés aux opérateurs ne peuvent en aucun cas justifier un désengagement de l’État dans un domaine aussi sensible que celui de l’alimentation.
En 2012, une interview prémonitoire
Il y a un an, le colonel Thierry Bourret, alors à la tête de l’Oclaesp (Office central de lutte contre les atteintes à l’environnement et à la santé publique), faisait part à Que Choisir de ses craintes. « Avec la crise, j’ai peur que les fraudes alimentaires ne progressent, et spécialement dans le milieu de la viande, secteur où les gains peuvent être importants », indiquait l’officier de gendarmerie. Des fraudes qu’il classait en trois catégories : « Il y a les infractions d’opportunisme, le chef d’entreprise qui se rend compte que ses frigos sont tombés en panne mais commercialise leur contenu, pas vu pas pris. Ensuite, il y a ceux qui se mettent hors la loi pour accroître leurs profits. S’ils sont pris, ils disent que le manquement était accidentel alors qu’il est récurrent. Enfin, vous avez le crime organisé, qui a compris qu’il pouvait gagner beaucoup sans craindre de lourde peine. » Pour illustrer son propos, Thierry Bourret citait l’action des carabiniers italiens. Ils venaient, au moment de l’entretien, de démanteler un réseau qui écoulait de grosses quantités de faux jambons de Parme.
Arnaud de Blauwe