Elsa Casalegno
Loi AlimentationFacture salée pour les consommateurs, disette pour les agriculteurs !
La loi issue des États généraux de l’alimentation aura coûté cher aux ménages français : la facture s’élèvera à 1,6 milliard d’euros au terme des deux années d’expérimentation, selon les calculs de l’UFC-Que Choisir.
La loi Alimentation, votée il y a tout juste un an, le 30 octobre 2018, affichait deux objectifs louables : rétablir l’équilibre des relations commerciales dans les filières alimentaires afin d’améliorer le revenu des agriculteurs, et rendre accessible une alimentation saine et durable. Pour le premier volet, les consommateurs ont bien été ponctionnés, mais le « ruissellement » vers les producteurs s’est transformé en goutte-à-goutte… Pour améliorer la répartition de la valeur, et renflouer les comptes des agriculteurs, deux mesures phares sont appliquées depuis le début de l’année 2019 : le relèvement du seuil de revente à perte (SRP) (1), et l’encadrement des promotions (2) (lire l’encadré). Lors de la discussion de la loi en 2018, l’UFC-Que Choisir avait alerté sur les risques d’inflation pour les consommateurs. Un an après, les avis divergent sur son impact, faute d’indicateurs de suivi. L’UFC-Que Choisir a donc fait plancher l’institut de sondages Nielsen.
Une inflation pour le consommateur…
Résultat, le SRP a bel et bien eu un effet inflationniste dès le premier mois d’application : entre janvier et février (le relèvement du SRP ayant été imposé au 1er février), les prix des produits alimentaires en hypermarchés et supermarchés ont soudain grimpé de 0,83 % (voir notre étude). Les prix des marques nationales s’envolent de 1,14 % et les produits d’appel comme Coca-Cola ou Nutella, mais aussi l’emmental, le thon en boîte ou le pastis, traditionnellement vendus avec une marge très faible, bondissent, eux, de 5 à 7 %. Pour atténuer cette flambée, les enseignes ont reporté leurs efforts sur leurs marques de distributeurs (non concernées par la loi), qui ont reculé de 0,2 %. Au total, ce sont 1,6 milliard d’euros de dépenses supplémentaires pour les consommateurs sur 2 années. Un chiffre que contestent industriels, distributeurs et gouvernement. L’Association nationale des industries alimentaires (Ania) fait état d’une hausse des prix limitée à environ 400 000 € depuis février, des données qui convergent avec celles du gouvernement. Et la Fédération du commerce et de la distribution (FCD) confirme une nette hausse des grandes marques alimentaires « mais sans effet significatif sur l’augmentation générale des prix ».
… mais une déflation persistante pour les industriels…
Bref, il y a eu une hausse pour le consommateur – après plusieurs années de baisse. Mais qui en a bénéficié ? Est-ce que, au moins, ces dépenses imposées aux ménages ont « ruisselé » le long de la chaîne jusque dans les poches du maillon « agriculteurs » ? De cette promesse aussi, il est permis de douter. Car le maillon des transformateurs a continué à voir ses prix de vente aux distributeurs baisser. Selon le ministère de l’Agriculture, les négociations commerciales annuelles, clôturées en février 2019, ont abouti à un recul global de 0,4 % des tarifs des marques nationales. Et si les tractations se sont révélées moins rudes que les années précédentes, les industriels se sont plaints des exigences quasi-systématiques de déflation, et les petits fabricants n’ont pas été plus choyés que les grands groupes, contrairement à ce que visait la loi. « Mes clients ont commencé les négos en demandant -2 % ! », s’indigne une fabricante de charcuteries artisanales. Plus insidieux, les pressions ne portent pas uniquement sur les tarifs, mais aussi sur les services annexes, comme les mises en valeur des produits ou les volumes soldés. « Alors que 20 % de mes confitures étaient vendues sous promo, ce taux est tout à coup passé à 34 % : les distributeurs se sont alignés sur la limite haute permise par la loi ! », regrette un fabricant.
… et pas grand-chose pour les agriculteurs !
Difficile, dans ce cas, de transmettre des hausses aux agriculteurs ! Il y a bien eu une petite augmentation du lait (+5,2 % au premier semestre 2019 par rapport à 2018, selon Eurostat), mais inférieure de moitié aux attentes. Et pour la viande bovine ou la volaille, aucune amélioration n’a été constatée – c’est même un recul pour le bœuf. Quant à la construction d’un prix plus équitable, inscrite dans la loi, elle n’est pas encore appliquée. Pourtant, il y a urgence : la Confédération paysanne rappelle que les cours du bœuf et du lait sont encore près de 15 % en dessous de leurs coûts de production. Or, la faiblesse des revenus alimente le ras-le-bol des agriculteurs, qui ont manifesté à plusieurs reprises ces dernières semaines. Les prochaines négociations annuelles entre les enseignes et leurs fournisseurs démarrent en novembre.
Les effets pervers des promotions
La limitation des promotions en volumes, si elle met un terme à une « braderie permanente des aliments », selon l’Ania, a aussi des effets pervers, dont pâtissent particulièrement certaines filières. Des produits festifs comme le champagne ou le foie gras sont depuis longtemps écoulés à prix réduit lors des fêtes de fin d’année – jusqu’à 70 % des volumes pour le foie gras – pour « accrocher » les clients occasionnels. Mais cette année, le public désargenté ne trouvera pas autant d’offres à coût réduit qu’avant, et réduira ses achats. Le même problème se pose pour le lapin (vendu sous promotion pour 70 à 80 % des volumes), le porc frais (pour 50 % en volume et 75 % en valeur), les labels rouges… Quant aux petites marques alimentaires, elles ne pourront plus autant utiliser la promotion pour se distinguer des grandes marques, lors d’opérations ponctuelles. Heureusement, les distributeurs ont plus d’un tour dans leur caddie pour contourner les réglementations gênantes. Ainsi, vous pouvez trouver un deuxième produit gratuit pour un acheté… dans une autre catégorie !
Mise à jour du 6 novembre 2019
Les parlementaires se proposent de limiter la casse
Le groupe de suivi du Sénat sur la loi Alimentation fait le même constat que l’UFC-Que Choisir, à savoir que cette loi a provoqué une hausse des prix pour les ménages, sans pour autant améliorer la situation des agriculteurs… « L’inflation est limitée à 0,3 % en général, mais si l’on zoome sur l’alimentaire, elle est supérieure à 1 %, a souligné la sénatrice Anne-Catherine Loisier, rapporteure du groupe, le 5 novembre. Le ruissellement ne s’est pas produit. » La hausse du seuil de revente à perte (SRP) sur les grandes marques a reporté la guerre des prix entre enseignes sur les marques de distributeurs, et l’encadrement des promotions a paradoxalement désavantagé les petites et moyennes entreprises (PME). Le tout en provoquant une hausse pour les consommateurs, mais aucun retour pour les agriculteurs. Bref, les objectifs de la loi ne sont pas (du tout) atteints. Que faire, alors ? Leur réponse : déposer en urgence une proposition de loi de trois brefs articles – qui sera examinée en janvier – afin de limiter les « effets pervers » pour les PME. Mais ils ne sont pas allés jusqu’à demander la suppression pure et simple du SRP. Aucune disposition non plus sur les moyens de favoriser le « ruissellement » jusqu’aux agriculteurs, sujet trop complexe et délicat pour être résolu par une proposition de loi « d’urgence ».
Les députés aussi avaient mis leur grain de sel, cet été, suite aux travaux de leur commission d’enquête sur les pratiques de la distribution. Leur rapport, rendu en juillet, mettait déjà en doute l’efficacité du SRP. Ils avaient formulé 41 propositions, parmi lesquelles une extension du SRP aux produits de droguerie-parfumerie-hygiène, dont les prix baissiers ont atténué les hausses dans l’alimentaire.
(1) SRP : prix en dessous duquel un distributeur a interdiction de revendre un produit. Depuis février, il doit être au moins égal au prix d’achat majoré de 10 % (vendu 110 s’il a été acheté 100).
(2) Encadrement des promotions : en valeur à hauteur de 34 % (le taux de remise moyen ne peut excéder 34 %, soit pas plus d’un produit gratuit pour deux achetés), depuis janvier ; en volume à hauteur de 25 % maximum des volumes achetés, depuis mars.