Erwan Seznec
Étranges investissements
La société Aristophil propose d’investir dans des lettres et manuscrits d’écrivains ou de personnalités. Aux yeux du profane, le produit est original et semble avoir le vent en poupe. Les spécialistes, quant à eux, s’alarment et dénoncent un produit à risque.
Longtemps restreint à un cercle de passionnés et d’institutions, le marché des lettres, autographes et manuscrits semble en ébullition depuis quelque temps. En mai 2008, le « Manifeste du surréalisme », d’André Breton, dépasse 3 millions d’euros aux enchères, 4 fois plus que les estimations des experts. En juin 2010, la collection de lettres et manuscrits de Jacques Prévert atteint 2,28 millions. Quelques pages seulement de « Pilote de guerre », d’Antoine de Saint-Exupéry, frôlent les 97 000 euros. En novembre, une vente chez Sotheby’s rapporte plus d’un million et demi d’euros. À lui seul, le manuscrit du « Mystère de Jean l’Oiseleur », de Jean Cocteau, frôle les 300 000 euros. En décembre, toujours chez Sotheby’s, des écrits de Rimbaud, Verlaine, Mallarmé, Oscar Wilde ou Gide partent pour 1,5 million d’euros. Parallèlement, au printemps 2010, le Musée des lettres et manuscrits, qui végétait depuis 6 ans dans des locaux modestes, avec une fréquentation confidentielle, s’installe sur 600 m² dans un splendide hôtel particulier du boulevard Saint-Germain, dans le VIIe arrondissement de Paris.
En ces temps de déprime boursière, voilà qui fait réfléchir. Et si les lettres et manuscrits étaient un bon placement ? Apparemment, ils prennent de la valeur. C’est assez logique. À l’heure du traitement de texte, plus personne n’écrit, le stock de manuscrits ne se reconstitue pas. Tout ce qui est rare est cher. Et puis il y a la carotte fiscale. Considérés comme des œuvres d’art, les manuscrits n’entrent pas dans le calcul de l’ISF. Tout le monde, évidemment, n’a pas des centaines de milliers d’euros à placer, mais ce n’est plus vraiment un problème. Il est désormais possible, en effet, d’investir dans des manuscrits en indivision, et de devenir propriétaire d’une part d’un courrier d’Albert Einstein ou d’un morceau de manuscrit de Victor Hugo. Le spécialiste de ce genre de produit est la société Aristophil. L’acheteur n’est même pas obligé de garder les précieuses pièces chez lui. Aristophil se charge de leur conservation et prend les assurances à sa charge. Que demander de plus ?
Un marché étrange
Peut-être un peu de transparence… Regardé de plus près, en effet, l’investissement dans les lettres et manuscrits ne manque pas d’intriguer. Première curiosité, le marché semble en ce moment animé par un seul homme, Gérard Lhéritier. Celui-ci est à la fois le créateur d’Aristophil et du Musée des lettres et manuscrits. Les œuvres exposées boulevard Saint-Germain appartiennent en grande partie aux clients d’Aristophil. Gérard Lhéritier est aussi à la tête de la revue trimestrielle spécialisée « Plume » et de l’Académie internationale des arts et collections (AIDAC). Celle-ci n’a d’international que le nom… Son activité, en réalité, tourne quasi exclusivement autour du Musée des lettres et manuscrits.
Dans le petit milieu des libraires et experts spécialisés, Gérard Lhéritier inquiète beaucoup. Selon Frédéric Castaing, qui a été longtemps président du Syndicat national de la librairie ancienne et moderne (Slam), « ces papiers ne sont pas des véhicules d’investissement. La demande existe, mais elle émane d’un cercle de collectionneurs et de bibliothèques publiques assez restreint. Laisser entendre qu’une lettre de Victor Hugo ou de Mallarmé va prendre automatiquement de la valeur chaque année n’est pas honnête ».
L’Autorité des marchés financiers pense exactement la même chose sur le fond. En 2007, elle a publié un communiqué appelant les particuliers à la vigilance à propos d’Aristophil. Elle a dû le retirer de son site à la demande des avocats de la société, qui ont fait valoir que celle-ci ne faisait pas directement appel à l’épargne publique. Ce qui est exact, car la tactique de Gérard Lhéritier est subtile. « Entre le musée et les enchères spectaculaires, les coups médiatiques de Gérard Lhéritier peuvent donner l’impression au profane que la cote des manuscrits est en pleine expansion », relève un libraire spécialisé du VIe arrondissement. La presse lui fait une publicité gratuite (1), rabattant vers lui de nouveaux investisseurs, dont l’argent lui donne les moyens de faire encore monter les enchères.
C’est Gérard Lhéritier qui a acheté le « Manifeste du surréalisme » d’André Breton en 2008 trois fois plus cher que les estimations les plus hautes. À l’époque, le milieu des bibliophiles s’était interrogé sur la provenance de ses fonds et sur la personnalité du patron d’Aristophil. Partageant son temps entre Paris et la Côte d’Azur, il s’est retrouvé au cœur d’un scandale financier dans les années 1990. Gérard Lhéritier plaçait auprès des particuliers des timbres de Monaco, censés se valoriser rapidement. L’investissement n’a jamais tenu ses promesses et a fait de très nombreux déçus.
Légal mais redoutablement ambigu
Aristophil n’inquiète pas seulement les libraires. Pour Jean-Pierre Rondeau, président de la Compagnie des conseillers en gestion de patrimoine indépendants (CGPI), « Gérard Lhéritier fait le marché tout seul. Les retours sur investissement que fait miroiter Aristophil sont irréalistes. Du 8 % annuel sans risque, soit près de 50 % sur 5 ans, ça n’existe pas. Nous déconseillons formellement à nos adhérents de travailler avec cette société ».
Interrogé, Gérard Lhéritier souligne qu’il ne propose pas un « placement » et qu’il ne garantit aucun « rendement ». Le moins que l’on puisse dire est que les conventions Aristophil sont très ambiguës sur ces deux points. Elles suggèrent que les parts en indivision pourront être rachetées par Aristophil avec une forte valorisation : de 4 % par an pour une durée d’engagement de 3 ans à 8,30 % par an pour une durée de 7 ans. Une lecture plus attentive montre qu’en réalité, la société se réserve un droit, sans s’imposer aucune obligation. Si les parts en indivision ont perdu de leur valeur, elle peut les laisser à la charge de leur propriétaire.
Le silence intéressé de la Bibliothèque nationale de France
Du reste, quelle est la valeur réelle de ces parts ? Gérard Lhéritier affirme que les manuscrits en indivision sont expertisés avec soin. Un conseiller en placement qui envisageait de travailler avec Aristophil a demandé à connaître le détail des estimations. Sans succès. Il a en revanche appris qu’Aristophil (76 millions d’euros de chiffre d’affaires annoncé en 2009) verserait une commission très confortable (6 %) aux conseillers qui placent ses produits, ce qui suppose que ces derniers dégagent une rentabilité exceptionnelle. Comment ? Mystère !
Toutes ces réserves n’ont pas empêché la Bibliothèque nationale de France d’accepter avec empressement un don de 2 millions d’euros d’Aristophil visant à acheter un incunable du XVe siècle intitulé « La Vie de Sainte-Catherine », dont la valeur est estimée à 4 millions d’euros. Ce qui fait dire à un des plus prestigieux libraires parisiens de manuscrits et d’autographes qu’Aristophil « s’offre à bon prix, sinon une certaine respectabilité, du moins un silence assourdissant de la part des institutions ». Sollicitée, la direction de la BNF se contente de dire qu’elle ne fait pas partie des « spécialistes en matière fiscale ».
Il est vrai que la BNF ne souffrira guère le jour où le modèle Aristophil s’essoufflera. Les particuliers qui auront fait confiance à la société, c’est moins certain. Pour le moment, tout va bien. La hausse nourrit la hausse. Mais les derniers investisseurs entrés dans la danse risquent fort d’être perdants. Si ce n’est pas une bulle spéculative, cela y ressemble furieusement.
Mise à jour du mardi 16 avril 2013
Par jugement en date du 25 mars 2013, la 17ème chambre du tribunal de grande instance de Paris (chambre civile de la presse), a condamné l’association UFC-QUE CHOISIR et le directeur de publication du site internet www.quechoisir.org, à mentionner que Gérard LHERITIER a été relaxé des poursuites engagées à son encontre en raison de ce qui est qualifié de “scandale financier dans les années 1990".
Réponse de Que Choisir :
Cette décision résulte d’une action de la société Aristophil et de Gérard LHERITIER qui ont assigné l’UFC-Que Choisir et son Président, Alain Bazot, pour des propos qu’ils estimaient diffamatoires à l’encontre de la société Aristophil, de ses activités et de son dirigeant, contenus dans deux articles du 31 mars 2011 et du 6 décembre 2012. Après analyse, le Tribunal a notamment constaté « qu’aucun des propos poursuivis par la société ARISTOPHIL n’est diffamatoire à son encontre », jugeant uniquement que l’omission de la relaxe de Monsieur LHERITIER dans l’article du 31 mars 2011, mais mentionnée dans celui du 6 décembre 2012, était fautive. La qualité des informations publiées par notre association n’est donc pas remise en cause.
1. De France Inter au « Parisien », la presse a salué la création du Musée du faubourg Saint-Germain. Le magazine « Le Point » parraine son exposition du moment, consacrée à Romain Gary. Le site Bakchich, en revanche, a publié sur Gérard Lhéritier un papier au vitriol en avril 2010.