Marie-Noëlle Delaby
Lait bébé contaminéUn filet de contrôles aux mailles bien trop larges
C’est une affaire de lait qui éclabousse industriels, distributeurs et services de l’État. Entre fin avril et début décembre 2017, au moins 35 nourrissons français et deux à l'étranger (un cas en Espagne et un suspecté en Grèce), âgés de trois mois en moyenne, ont contracté la salmonellose suite à la consommation de laits infantiles contaminés issus d’une usine du groupe Lactalis située à Craon (53). Une installation que certains experts du secteur n’hésitent pas à qualifier de « vieillissante » tandis que l’Institut Pasteur, qui enquête sur la contamination, révélait le 8 janvier que l’actuelle contamination était probablement due à une souche bactérienne déjà retrouvée sur le site en 2005 ! Désormais sous le coup d’une plainte déposée par l’UFC-Que Choisir auprès du TGI de Paris le 28 décembre, le leader mondial des produits laitiers se défend d’une quelconque négligence. Lactalis assure avoir respecté les procédures, bien que des prélèvements internes au site de production aient émis des signaux d’alerte depuis des mois, voire des années.
L’UFC-Que Choisir demande rendez-vous à Lactalis
L’UFC-Que Choisir a envoyé le 17 janvier une demande formelle de rendez-vous au Président directeur général de Lactalis afin d’évoquer la réparation et l’indemnisation des victimes des contaminations provoquées par les produits fabriqués et mis en vente par le groupe Lactalis. L’objectif étant de traiter la question de l’indemnisation sans attendre les conclusions des enquêtes en cours.
Encore une affaire qui questionne la capacité de l’agro-industrie à maîtriser les risques sanitaires ! Mission à laquelle le leader mondial des produits laitiers a failli, de l’avis du ministre de l’Économie Bruno Le Maire qui, après avoir ordonné le retrait de plus de 700 lots de laits infantiles fin décembre, annonçait, lapidaire, le 11 janvier, que « l’État s’est substitué à une entreprise défaillante, seule responsable de la qualité des produits mis sur le marché ». Les mesures prises par l’entreprise n’étant pas de nature à maîtriser le risque de contamination de produits destinés à l’alimentation d’enfants en bas âge, la question de l’efficacité des plans d’autocontrôles se pose donc plus que jamais !
Des signaux d’alerte que personne ne voit
Selon le porte-parole de Lactalis, Michel Nallet, la contamination serait en effet survenue sur l'une des deux tours de séchage de l'usine de Craon dans la période du 1er au 6 mai 2017, « probablement suite à une opération de maintenance sur la ligne de production ». « Les tours de séchage sont des milieux très sensibles où la moindre trace d’humidité favorise les contaminations, confirme à Que Choisir, sous couvert d’anonymat, une auditrice en hygiène alimentaire. Le dépôt d’un biofilm dans un tuyau, un bouchon dans un coude ou une simple peinture qui s’écaille peut y devenir une zone de rétention de bactéries. Or, dans l’agro-industrie il n’existe pas réellement de plan de contrôle obligeant à certifier les interventions comme c’est notamment le cas dans l’aéronautique. »
Trois mois plus tard, des prélèvements internes au site de Craon s'étaient avérés positifs aux salmonelles. Des traces retrouvées sur les sols et non sur les laits ou le matériel en contact avec ces derniers, précise Lactalis. Qui affirme n’avoir fait le lien entre ces deux événements « par faisceau de présomption » qu’au moment où les cas de salmonelloses se sont déclarés chez les nourrissons. Mais, surtout, l’industriel se défend en arguant avoir respecté la procédure. Une inspection des services vétérinaires (Direction départementale de cohésion sociale et de la protection des populations, DDCSPP) réalisée en septembre avait ainsi rendu un avis positif sur l’usine en ayant pourtant connaissance de ces fameux tests positifs à la salmonelle.
Regrettable mais vrai, nous confirme l’experte : « Le rôle de la DDCSPP est de contrôler les autocontrôles mais ils n’expertisent pas les plans mis en place par les usines et n’ont pas pour mission de faire eux-mêmes des analyses. Ces inspections s’assimilent souvent à des visites de courtoisie ». Concrètement, si l’environnement et non le produit est contaminé par la salmonelle, la décision d’arrêter ou non la ligne de production est interne à l’usine qui n’a pas d’obligation d’en informer les pouvoirs publics. « Une analyse positive aurait dû les alerter et augmenter le plan de contrôle mais, visiblement, ils n’ont pas été assez vigilants et la bactérie est passée entre les trous de la raquette », conclut-elle. Lactalis va désormais devoir répondre devant la justice de ces défaillances afin que la lumière soit faite sur ce nouveau scandale sanitaire.
Mise à jour du 15/01/2018
« Lactalis n’achètera pas le silence des parents ! »
« On a l’impression dans cette affaire d’être dans un no man’s land réglementaire. L’impunité semble être totale. On vend des produits rappelés sans être inquiétés, on produit de l’alimentation infantile sans contrôles efficaces. […] Il faut que cela cesse ! », s’insurge Quentin Guillemain, président de l'Association des familles victimes du lait contaminé aux salmonelles (AFVLCS) qui a porté plainte contre Lactalis et son pharmacien « pour avoir failli à son devoir d’information ».
Ce père d’une petite fille de deux mois s’est notamment élevé contre l’annonce faite par le président de Lactalis, Emmanuel Besnier, dans Le JDD du 14 janvier de son intention d’indemniser les familles de victimes. « Lactalis n’achètera pas le silence des parents ! À notre connaissance, aucune des familles ayant rejoint notre association ne compte accepter cette offre. Nous ne voulons pas de l’argent mais que la vérité soit faite sur cette affaire. Lactalis doit répondre de ces manquements devant la justice », réaffirmaient Quentin Guillemain et Ségolène Noviant, mère d’un enfant hospitalisé quatre fois depuis le début de l’affaire. Tous deux espèrent l’ouverture d’une instruction judiciaire contre le géant laitier et ont également confirmé l’intention de plusieurs parents d’attaquer les distributeurs n’ayant pas retiré les produits incriminés malgré le rappel général du 21 décembre.
Une indemnisation qui n’empêche pas en principe, sauf accord entre la victime et Lactalis, la recherche de responsabilité, les familles indemnisées pouvant se constituer partie civile pour connaître la vérité.
Le président de l’association déplore également le manque d’information des parents, aussi bien de la part de Lactalis via le numéro vert mis en place, des autorités qui auraient largement minimisé les risques mais aussi des professionnels de santé. Un sentiment partagé par Natasha, mère d’une petite fille de 2 ans atteinte d’une insuffisance rénale prenant quotidiennement de la maltodextridine, une poudre nutritive produite à Craon. « À aucun moment, ni mon pharmacien ni le néphropédiatre pourtant prescripteur de cet aliment diététique, ne nous ont informé du retrait des lots, or les boîtes que prenait ma fille faisaient bien partie des lots potentiellement contaminés. » Les professionnels de santé étaient-ils informés ? Contacté par nos soins, l’ordre des pharmaciens précise avoir envoyé différentes alertes, au gré des retraits, via le « dossier pharmaceutique », un logiciel que possède 99 % des officines françaises. Visiblement, dans certaines pharmacies, les alertes de l’ordre semblent rester lettre morte…
Certains produits incriminés toujours dans les rayons
Malgré 2 500 contrôles effectués par la DGCCRF (Direction générale de la concurrence, de la consommation et de la répression des fraudes) depuis le 26 décembre, c’est une consommatrice vigilante qui, la première, a lancé publiquement l’alerte : certains lots de laits infantiles, censés être retirés depuis mi-décembre, étaient toujours en rayon dans des magasins Leclerc le 9 janvier. Une affaire qui fait boule de neige, les distributeurs reconnaissant les uns après les autres avoir pu laisser passer des produits à risque. Deux jours après cette nouvelle crise, la DGCCRF, à qui incombe d’encadrer la bonne marche des retraits, annonçait les résultats de ses inspections : 91 établissements épinglés, soit 30 grandes surfaces, 44 pharmacies, 3 grossistes, 12 hôpitaux et 2 crèches !
Dans une allocution le 11 janvier, le ministre de l’Économie a déclaré qu’à l’avenir, un contrôle électronique systématique en caisse, en supermarchés, permettra de garantir qu’aucune boîte de lait infantile produite par Lactalis à Craon ne sera vendue. Il précise que des procès-verbaux seront transmis à la justice, annonce un renforcement des contrôles dans les semaines à venir et promet une réflexion à plus long terme pour améliorer les retraits. En effet, jusqu’à présent, force est de constater que la mise en œuvre des décisions de l’État et des pouvoirs publics est inopérante ! Alors qu’aujourd’hui, les retraits sont basés en premier lieu sur des mesures volontaires des distributeurs, l’UFC-Que Choisir réclame la mise en place de procédures adéquates pour garantir l’éviction des produits défectueux voire dangereux. Il est urgent de mettre en place de véritables plans de retrait avec l'instauration d'audits externes sur leur qualité et leur fiabilité.
Ce n’est pas la première fois qu’une procédure de retrait n’est pas suivie de mesures efficaces. Citons les cas récents de détecteurs de fumée défectueux ou de cosmétiques contenant des substances indésirables. À chaque fois, l’UFC-Que Choisir a tiré la sonnette d’alarme. Et continuera de se montrer vigilante dans l’attente d’une réponse adéquate des autorités de contrôle.
Mise à jour du 25 janvier 2018
Une première plainte contre les services de l’État
De manière inédite dans l’affaire Lactalis, une plainte déposée mercredi 24 janvier auprès du tribunal de grande instance de Paris met en cause l’État pour complicité d’« administration de substances nuisibles aggravée ». Cette nouvelle poursuite, déposée par les parents d’un petit garçon hospitalisé fin décembre à Nice, vise en premier lieu Lactalis mais désigne pour la première fois la Direction générale de l’alimentation et la Direction départementale de la cohésion sociale et de la protection des populations (DDCSPP) de la Mayenne comme complice.
Selon l’avocat du plaignant, maître Yassine Bouzrou, cette plainte contre les services de l’État se justifie par le non-respect de la législation européenne. « Selon un texte du 29 avril 2004*, les contrôles officiels ont pour mission de vérifier que les procédures mises en place par les usines respectent les conditions d’hygiène, ce que les services de l’État n’ont pas fait lors de leur visite du 5 septembre 2017 », dénonce l’avocat. Pour rappel, le Canard enchaîné révélait dans son édition du 3 janvier que lors de cette inspection, les services vétérinaires avaient jugé le niveau d’hygiène de l’usine de Lactalis à Craon (53) « très satisfaisant ». Et ce, malgré des contrôles internes à l’usine qui avaient montré la présence de salmonelles sur des carrelages par deux fois dans les mois précédents. « Lactalis peut certes se défendre d’avoir enfreint la loi sur ce point car elle n’a pas l’obligation de fournir cette information aux services d’hygiène. Mais ces services ont, eux, l’obligation de les réclamer s’ils suspectent un problème. Or ils ne pouvaient ignorer la situation problématique de l’usine ! », estime maître Bouzrou, qui rappelle que la contamination du site, dès 2005, avait même fait l’objet d’une saisine auprès de l’Agence française de sécurité sanitaire des aliments (l’Afssa, devenue depuis l’Anses, Agence nationale de sécurité sanitaire) en mars 2008.
* Règlement (CE) n° 852/2004 du Parlement européen et du Conseil du 29 avril 2004 relatif à l’hygiène des denrées alimentaires.