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Grande distributionL’Europe, terrain d’ententes des grandes enseignes

Quand les enseignes de la grande distribution négocient leurs contrats avec leurs fournisseurs, elles passent désormais par des centrales d’achat à l’échelle européenne. Objectif affiché : négocier des prix plus bas pour les produits de consommation courante. Pour autant, la création de tels poids lourds est-elle bénéfique au consommateur ?

C’est le 1er décembre 2024 que le gong a retenti pour lancer le round de négociations commerciales entre distributeurs et fournisseurs de produits de grande consommation alimentaire et d’hygiène, qui se clôtureront officiellement fin février. Lors de ce grand rendez-vous annuel, encadré par la loi, les uns et les autres discutent des tarifs de leurs marchandises pour l’année en cours. Invariablement, chaque édition donne lieu à une dramaturgie éprouvée : les accusations de dissimulation de marges, de tarifs intenables et d’exigences indues pleuvent de part et d’autre. Sur le ring, les adversaires sont des poids lourds : les multinationales de l’agroalimentaire (Nestlé, Danone, Coca-Cola, Unilever, Mondelez, etc.) ou de l’hygiène-beauté (L’Oréal, Procter&Gamble, etc.) font face, non pas à Leclerc, Auchan ou Carrefour, mais à leurs centrales d’achat.

Des regroupements à l’échelle française et européenne

Depuis des années, les enseignes mettent de côté leur guerre des prix le temps des négociations, pour « s’allier à l’achat », selon l’expression consacrée : grâce au poids considérable ainsi acquis, elles sont en position de force pour négocier des tarifs compressés auprès de leurs fournisseurs de produits de grande consommation. Ces alliances fluctuent au gré de leurs intérêts. En l’espace de deux ans, Envergure, qui regroupait Carrefour et U, a disparu, tandis qu’Aura (Auchan, Intermarché et Casino) est apparu, et que Carrefour et U font désormais cavaliers seuls.

Mais les distributeurs ne se contentent pas de se regrouper en France, ils font de même avec leurs homologues européens, afin de créer des super-centrales d’achat, pour peser face aux toutes-puissantes multinationales telles que Nestlé, Unilever ou Coca-Cola (voir infographie ci-dessous). Leclerc s’est associé avec le belgo-néerlandais Ahold Delhaize et l’allemand Rewe dans Eurelec, domiciliée en Belgique. Aura a rejoint l’allemand Edeka et les néerlandais Picnic et Jumbo dans Everest, sise aux Pays-Bas. Carrefour a préféré rester seul, mais délocaliser en Espagne sa centrale d’achat Eureca, commune à ses six filiales par pays.

Un marché dominé par 4 structures

Lidl et Aldi, les deux Petits Poucets français, sont des poids lourds à l’échelle européenne : ils pèsent respectivement 154 et 115 milliards d’euros de chiffre d’affaires.

En parallèle, ils ont aussi créé des « centrales de service » ‒ baptisées Coopernic (liée à Eurelec), Epic (pour Everest) ou CWT (chez Carrefour), et basées en Suisse ou en Belgique – qui sont chargées de négocier les promotions, l’emplacement en rayon, la publicité, etc., dans un contrat distinct – des services plus ou moins réels, que les industriels qualifient de « droit d’entrée » avant toute négociation. Les chiffres d’affaires brassés par les enseignes au sein de ces deux types de structures s’élèvent à des centaines de milliards d’euros.

Qui est le plus fort ?

Outre qu’ils sont désormais contraints de sillonner l’Europe, les transformateurs peinent à s’imposer face à ces énormes structures. Un renversement du rapport de force que l’Institut de liaison des entreprises de consommation (Ilec), la structure de lobbying des multinationales des produits de grande consommation, peine à avaler. Et si les enseignes délocalisent, c’est « pour contourner la loi Égalim », qui impose de sanctuariser les prix des matières premières agricoles, donc de répercuter leurs éventuelles hausses, accuse l’Ilec.

« Il est faux de dire que nous installons ces structures à l’étranger pour contourner le droit français, rétorque Layla Rahhou, déléguée générale de la Fédération du commerce et de la distribution (FCD). C’est pour massifier nos achats de produits de marques nationales – les négociations sur nos marques de distributeurs ne passent pas par ces centrales européennes. Face à nous, il y a essentiellement des multinationales de l’agroalimentaire, qui ne sont pour la plupart pas françaises. » Pour l’Ilec, les multinationales ont bon dos, alors que « ce ne sont pas les maisons mères qui négocient, mais leurs filiales par pays », de nettement plus petite taille. Et il s’avère que des groupes de taille moyenne, tels Bonduelle ou Lesieur, sont également « convoqués » par ces centrales européennes.

La FCD précise que « les produits vendus uniquement en France sont négociés en France » directement par les enseignes, ou via leurs centrales françaises telles qu’Aura, et que ce ne sont que les volumes commercialisés ailleurs en Europe qui se retrouvent discutés dans les centrales européennes. Les négociations avec les PME, elles, sont censées avoir lieu au niveau national, ce qui les protégerait d’un trop grand déséquilibre du rapport de force. Pour l’Hexagone, seules les 40 à 50 plus grosses industries seraient donc concernées par ces centrales européennes, selon la FCD. En réalité, probablement davantage, d’après un rapport parlementaire publié en mars 2024, réalisé par les députés Frédéric Descrozaille et Aurélie Trouvé (1). Les parlementaires soulignent par exemple qu’Eurelec « négocie aujourd’hui avec 50 à 80 fournisseurs » et que « l’objectif de contourner le droit français », en particulier Égalim, « s’il n’est pas revendiqué, est tout de même assumé ». Environ la moitié des volumes vendus par la grande distribution française transiteraient ainsi par ces centrales européennes.

Pourtant, les autorités françaises et européennes n’y trouvent rien à redire. Pour elles, il n’y a pas de problème ‒ ni pratiques anticoncurrentielles, ni abus de position dominante ‒ tant qu’il ne s’agit que d’un accord pour négocier de meilleurs prix d’achat, mais que la concurrence entre grandes surfaces reste effective au niveau de la vente au détail. Au contraire, l’Autorité de la concurrence comme la Commission européenne voient d’un bon œil tout ce qui permet de faire baisser les prix dans les rayons des grandes surfaces. Un moyen de limiter l’inflation, sans que le politique ait à intervenir.

Un intérêt difficile à mesurer pour le consommateur

Dans les faits, ces alliances sont-elles favorables aux consommateurs ? À court terme, sans doute, bien qu’il soit impossible de trouver une étude pour le confirmer. D’autant que la répercussion d’un tarif d’achat avantageux vers les clients est « fonction de la politique tarifaire de chaque enseigne », souligne un analyste.

Mais à long terme, quels sont les dommages potentiels de cette guerre des prix ? Si les distributeurs pressurent trop leurs fournisseurs, ces derniers innovent moins, rognent sur la qualité voire, dans les cas les plus difficiles, font faillite. De plus, les baisses obtenues sur les grandes marques se répercutent sur les petits fabricants, contraints de s’aligner pour rester dans la course malgré des coûts de production plus élevés. L’Autorité de la concurrence s’était déjà émue, dans un rapport de 2020, du déséquilibre des forces en présence : elle estimait que la pression exercée par les enseignes sur les fabricants de leurs marques de distributeurs était trop forte, leur faisant courir un risque économique. Quant aux agriculteurs, censés être protégés par les lois Égalim successives (lire l’encadré), ils subissent en cascade cette pression, et leur revenu, au bout du compte, reste fragile.

Les lois Égalim, une fausse protection

Elles se sont succédé sans que l’on sache bien à qui elles profitent. Les trois lois pour l'équilibre des relations commerciales dans le secteur agricole et une alimentation saine et durable, dites Égalim, promulguées successivement en 2018, 2021 et 2023, devaient améliorer la qualité de notre alimentation à prix raisonnable tout en préservant le revenu des agriculteurs, en encadrant les négociations commerciales entre les distributeurs et leurs fournisseurs. C’est un échec : la crise qui frappe les campagnes n’a pas trouvé d’issue, sans que la situation bénéficie aux consommateurs.

En particulier, une mesure controversée a été introduite en 2019 : le relèvement du seuil de revente à perte à 10 % (dit « SRP+10 »). Par cette mesure, le distributeur doit revendre les aliments avec une marge d’au moins 10 %, c’est-à-dire 10 % de plus que leur prix d’achat. Les sommes supplémentaires ainsi prélevées sur les consommateurs sont censées ruisseler jusqu’aux agriculteurs en sanctuarisant le prix de vente des matières premières agricoles. Dans un rapport de 2024, les députés Frédéric Descrozailles (LREM) et Aurélie Trouvé (LFI) ironisent sur ce « ruissellement » promis. Le gouvernement n’ayant pas réalisé d’étude d’impact, il est difficile de savoir à qui a bénéficié cette mesure, mais « les auditions laissent penser que le SRP a surtout servi à augmenter le chiffre d’affaires des distributeurs ».

Une seule donnée officielle est disponible, celle de l’Inspection générale des finances, qui avait évalué un effet inflationniste de 0,17 % en 2019, année d’instauration de la mesure. Mais l’UFC-Que Choisir, dans une étude de février 2025, fait un constat similaire. L’association chiffre l’inflation induite par le SRP+10 à 1,6 milliard d’euros en deux ans, pris dans le porte-monnaie du consommateur. Ce montant s’est évaporé avant de parvenir aux agriculteurs. Et cette ponction se poursuit, la mesure ayant été reconduite. Pour l’association, c’est « un chèque en blanc à la grande distribution ».

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