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Frais de livraison des livresLa ruse d’Amazon pour les contourner

Après avoir respecté la loi et le prix plancher de 3 € de frais de livraison pour les commandes de livres inférieures à 35 €, le géant américain propose désormais une livraison gratuite sans minimum d’achat, via ses casiers automatisés. Explications.

Une année seulement après l’entrée en vigueur des frais de port obligatoires, le géant de l’e-commerce a trouvé une faille permettant à ses clients d’opter pour une livraison gratuite lors de la commande de livres neufs sans minimum d’achat. L’astuce est la suivante : lors du paiement, il suffit à l’internaute de sélectionner l’un des 2 500 points de retrait éligibles à la livraison gratuite qu’Amazon propose. Dans la liste, on retrouve les casiers automatisés, appelés « Amazon Hub Lockers », ainsi que les comptoirs de ses commerces partenaires, mais uniquement ceux vendant des livres. Les concurrents fulminent. « L’affaire dure depuis 15 ans, témoignage Guillaume Husson, délégué général du Syndicat de la librairie française (SLF). En pratiquant des prix artificiellement bas, Amazon tente de capter l’intégralité du marché de la vente de livres au détriment de tous les autres acteurs. »

Après une bataille de plusieurs années, menée notamment par le SLF, qui représente les librairies indépendantes au niveau national, une régulation des frais d’expédition de livres s’appliquait depuis le 7 octobre 2023. Le gouvernement avait retenu un seuil plancher de frais de port de 3 € pour les commandes jusqu’à 35 € et de 1 centime d’euro au-delà, en suivant l’avis consultatif de l’Autorité de régulation des communications électroniques (Arcep). L’objectif de la loi dite « loi Darcos », dont était issue cette mesure, était de lutter contre les pratiques de dumping à l’origine d’une distorsion de concurrence. Pas évident en effet pour les librairies indépendantes, dont les coûts sont difficilement amortissables, de rivaliser avec une livraison à 1 centime d’euro. Bien qu’opposé à ce tarif minimal de 3 €, Amazon s’était plié, comme les autres, à ces nouvelles règles. Il vient de trouver une parade.

Le retrait gratuit

Comment cette affaire a-t-elle juridiquement été possible ? Pour le comprendre, il faut entrer dans le détail du texte de la loi Darcos « visant à conforter l’économie du livre et à renforcer l’équité et la confiance entre ses acteurs », adoptée fin 2021. Les parlementaires ont voté un article 1er disposant que « le service de livraison du livre ne peut en aucun cas, que ce soit directement ou indirectement, être proposé par le détaillant à titre gratuit, sauf si le livre est retiré dans un commerce de vente au détail de livres ». Cette formulation a été choisie afin de permettre aux clients de commander, via leur librairie, un ouvrage non disponible et d’aller le chercher quelques jours plus tard sans frais de livraison. Mais voilà que la société fondée il y a 30 ans par Jeff Bezos, un des hommes les plus riches au monde, entend aujourd’hui se reposer sur ses partenaires « commerces de vente » pour justifier la gratuité. Par ailleurs, le géant du Web semble considérer que ses casiers en métal, spécialement conçus pour fournir aux clients un moyen de récupérer leurs colis de façon autonome, puissent être considérés comme des commerces.

L’esprit de la loi bafoué

La pilule a du mal à passer. D’autant que, pour le SLF, ces frais de port de 3 € ne constituaient qu’un premier pas pour rééquilibrer les conditions de concurrence entre détaillants de livres et permettre aux libraires de développer leur présence sur Internet. Le SLF craignait que la réintroduction de la quasi-gratuité au-delà de 35 € d’achat amoindrisse la portée de la mesure et entretienne une culture de la gratuité contraire à la logique du prix unique du livre. Raison pour laquelle, en avril 2023, l’organisation professionnelle réitérait sa demande « en faveur d’un tarif postal plus avantageux permettant, en se conjuguant avec les seuils minimaux, de rendre les libraires véritablement compétitifs à l’égard des grandes plateformes en ligne ». Aujourd’hui, avec le contournement des règles par Amazon, c’est un nouvel énorme pas en arrière. « Nous ne sommes pas contre la concurrence. Il y a de la place pour les librairies, les Maisons de la presse, les Fnac, les supermarchés, Amazon, Cultura, les Relay en gare… Mais le marché est sain uniquement s’il est équilibré et concurrentiel. Or, Amazon essaie d’éliminer ses concurrents, c’est un acteur sans foi ni loi. »

Toujours un coup d’avance

L’attitude d’Amazon surprend, mais en réalité n’étonne pas. S’il a dans un premier temps appliqué à la lettre la nouvelle réglementation relative aux 3 € de livraison, le géant de l’e-commerce a essayé en parallèle de contrer la mesure en déposant, en mai 2023, un recours en justice devant le Conseil d’État pour « excès de pouvoir ». Il estime la mesure contraire au droit et à l’intérêt des consommateurs et conteste la légalité de l’arrêté ayant instauré ces frais de port. Selon Frédéric Duval, directeur général d’Amazon France, qui s’exprimait à l’époque : « Cette mesure va porter un coup sévère au budget des Français et limiter leur accès aux livres à un moment où le pouvoir d’achat est une de leurs préoccupations premières. L’offre en ligne et celle des libraires sont en réalité complémentaires : près d’un livre sur deux vendu par Amazon est expédié vers des petites villes et campagnes, c’est-à-dire vers des territoires souvent dépourvus de librairies. » Le 17 mai dernier, le Conseil d’État a suspendu sa décision et transmis la question à la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE), dont l’avis devrait intervenir courant 2025. Le géant américain n’a donc pas attendu la justice pour changer les règles et s’engouffrer dans une faille.

D’autant qu’il n’en est pas à son coup d’essai. Il y a 10 ans, alors que la loi du 8 juillet 2014 encadrant les conditions de la vente à distance des livres interdisait la livraison gratuite, il avait immédiatement trouvé une parade en facturant des frais de port de 1 centime d’euro

La ministre de la Culture, Rachida Dati, interrogée le 5 novembre dernier au Sénat, annonçait saisir le Médiateur du livre. Cette autorité de conciliation des litiges portant sur l’application de la législation relative au prix du livre tentera de concilier les parties au cours des prochains mois. En cas d’échec, et si le médiateur considère que les pratiques d’Amazon ne sont pas conformes à la loi, la justice pourra être saisie.

En attendant, un constat s’impose : les mesures pour rééquilibrer le jeu concurrentiel entre Amazon et les autres acteurs sont pour l’instant inefficaces. Longues à être votées et à être mises en place, elles sont rapidement contrées par l’ogre Amazon. Mais les plus de 3 000 librairies indépendantes de France n’ont pas dit leur dernier mot. « Ce n’est pas une bonne chose si nous disparaissons. Les librairies sont des lieux où les Français aiment flâner, découvrir des ouvrages, être conseillés, rencontrer des acteurs, participer à des débats. L’achat dans nos commerces est complémentaire à celui prémédité d’un ouvrage en ligne », analyse Guillaume Husson. Pour l’heure, Amazon continue sa croisade en faisant couler beaucoup d’encre et en remplissant ses casiers métalliques d’ouvrages envoyés gratuitement.

Rosine Maiolo

Rosine Maiolo

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