Elsa Casalegno
CoronavirusUn approvisionnement alimentaire sur le fil
Si la chaîne alimentaire continue à fonctionner pour remplir les rayons des grandes surfaces, des inquiétudes montent concernant la main-d’œuvre, dans les exploitations agricoles comme dans les usines et le transport.
Défi relevé, les Français ont à manger pendant le confinement lié au coronavirus ! La chaîne d’approvisionnement alimentaire a continué à fonctionner tout au long de ces semaines ubuesques. Mais non sans frayeurs pour les acteurs. « La première semaine de confinement, nous avons géré l’urgence, avec trois types de problèmes », explique Dominique Chargé, président de la Coopération agricole.
Le premier était de protéger les salariés : « Télétravail pour les uns, adaptation des postes de travail pour les autres afin de respecter les mesures barrières. Ce qui a parfois imposé de réadapter les postes dans les usines, afin d’espacer les ouvriers ou de segmenter les tâches pour que les équipes ne se croisent pas ; ces mesures ont ralenti la cadence des chaînes de production. Désormais, le rodage est fait. Mais les absences sont en forte hausse (environ 10 %) : des salariés sont malades, ils doivent garder leurs enfants, ou ils ont peur. Et l’épuisement les guette. Les équipes ont été réorganisées, mais on ne fait pas tourner une usine normalement sur le long terme avec un tel taux d’absence. D’autant que dans le même temps, les commandes de certains de nos clients ont augmenté de 20 à 30 %, et parfois jusqu’à 50 % ! »
Le deuxième problème était de répondre à cette hausse brutale de la demande (voir notre article Coronavirus – Pas de pénurie alimentaire à craindre). « C’est pour cela que nous avons demandé – et obtenu – de la souplesse dans le droit du travail, afin de nous ajuster temporairement, poursuit Dominique Chargé. Nous avons arrêté de produire les petites références pour nous concentrer sur les grandes séries. Actuellement, le taux de commandes se stabilise et amorce un retour à la normale. Cette hausse des achats était due à la frénésie des consommateurs pour faire des stocks, mais aussi à la fermeture des cantines, des restaurants, qui ont impliqué davantage de repas à domicile... Les sur-commandes en grande distribution ont donc été tamponnées par une baisse de 50 à 70 % des commandes en restauration hors domicile. »
Troisième point critique : la logistique et le transport. Les industriels ont fait face à une augmentation importante des coûts de transport (en moyenne de +10 à +25 %) : les camions qui livrent des aliments font le retour à vide, du fait de l’arrêt de la majorité des autres activités. De plus, les transporteurs éprouvent des difficultés à mobiliser leurs chauffeurs, face à des conditions de travail détériorées : les lieux de restauration et de commodités des routiers avaient tous fermé, il a fallu en rouvrir. Romain, chauffeur pour une petite entreprise, témoigne : « Je roule plus longtemps chaque journée, avec la boule au ventre et la crainte du chômage. Dans les stations-services, on n’a même plus accès aux toilettes, et les machines à café ont été débranchées. En plus, les bases logistiques des grandes surfaces sont saturées, et elles manquent de main-d’œuvre pour décharger : je peux attendre 2 à 3 heures sur le parking, pour un déchargement qui prend 10 minutes ! Certaines grosses plateformes sont très carrées sur les règles d’hygiène : les employés sont masqués, les chauffeurs ne sortent pas de leur camion, et la facture est laissée à l’arrière une fois la marchandise déchargée. Mais ça dépend des moyens de l’entreprise. Moi, je n’ai rien, même pas un masque ou du gel hydroalcoolique. Mais je respecte les gestes barrières. »
Un manque crucial de main-d’œuvre agricole
L’approvisionnement des exploitations agricoles en fioul, en semences, en engrais, en alimentation pour les animaux, etc., a également valu quelques sueurs froides. Car pour avoir des récoltes cet été, il faut semer aujourd’hui ! Donc avoir des semences. Heureusement, les magasins de fourniture aux agriculteurs étant classés parmi les activités prioritaires, ils ont continué à fonctionner. Pour les cultures céréalières et les élevages, « ça continue à tourner », rassure Arnold Puech d’Alissac, membre du bureau de la Fédération nationale des syndicats d'exploitants agricoles (FNSEA), même si le prix de la viande bovine et les achats de fromages AOP se sont effondrés. Le déficit en main-d’œuvre a également fait les gros titres de la presse. « Il fallait 50 000 saisonniers en mars, et il en faudra 70 000en avril et 80 000 en mai, principalement pour la cueillette des fruits et légumes, et pour la taille en viticulture, détaille le syndicaliste. La saison des fraises et des asperges a débuté dans le Sud ; puis les autres productions enchaîneront. » Les conséquents besoins de bras pour ce travail ingrat sont d’habitude assurés par des ouvriers agricoles en provenance d’Espagne, du Maroc, de Roumanie… bloqués aux frontières par la crise du coronavirus. Les appels à l’aide des maraîchers ont été bien reçus, de nombreux volontaires se portant candidats sur les plateformes d’embauche telles que WiziFarm – passée de 4 500 à 192 000 inscrits en l’espace de 10 jours ! Encore faut-il habiter près des exploitations ayant besoin de main-d’œuvre, et avoir un moyen de locomotion. « L’inquiétude a été en partie levée le 31 mars, avec l’autorisation pour les travailleurs saisonniers espagnols de passer les frontières – en espérant qu’ils viennent ! », souligne Arnold Puech d’Alissac.
La France en grande partie autosuffisante
La France dépend peu des importations pour nourrir sa population. Nos agriculteurs produisent suffisamment, voire davantage que nos besoins pour les produits laitiers, le blé tendre (pour le pain, les biscuits, etc.), la pomme de terre ou le sucre, selon les chiffres de France AgriMer de 2019. Nous ne sommes pas tout à fait autosuffisants en blé dur car la moitié de la récolte est exportée – les besoins étant alors comblés par l’importation de pâtes (la moitié de notre consommation) et de semoule (plus du quart de la consommation). Plus de 70 % de notre consommation de viande bovine et porcine est assurée par les élevages français, sachant qu’une partie non négligeable de la production est exportée, par exemple les jeunes bovins vendus en Italie où ils sont engraissés.
En revanche, près de la moitié des volumes (entre 40 et 60 % selon les productions) de poulet, d’agneau, de fruits (tempérés) et légumes vient d’ailleurs, principalement de chez nos voisins. Et les importations dominent clairement pour les poissons et crustacés (autour de 90 % de notre consommation, dont une partie provenant de l’Union européenne), ainsi que les agrumes et les fruits tropicaux – à 100 % pour ces derniers, sans surprise !
Pour Dominique Chargé, « cette crise doit nous questionner sur la sécurité alimentaire du pays. Nous avons fortement réduit la production de certains produits. Ainsi, la France était exportatrice de volailles jusque dans les années 1990, produisant 110 % de ses besoins. Aujourd’hui, il faut importer 40 % de notre consommation, la production ayant baissé alors même que la demande augmentait. Nous devons aussi nous interroger sur notre dépendance au soja brésilien et argentin » pour nourrir les élevages de porcs, de volailles et de vaches laitières, dont l’approvisionnement est rendu incertain par la crise.