Blogs mode et beautéDerrière les blogueuses, les marques
Elles s’appellent Enjoy Phoenix, Natamélie, Cococharnelle ou encore Sanaa. Elles sont les « bonnes copines » virtuelles de la génération Z, qu’elles abreuvent de conseils mode et beauté sur Internet. Elles sont aussi, et de plus en plus, les animatrices rémunérées des campagnes de publicité des géants des cosmétiques.
Avec 1,8 million d’abonnés sur Youtube, la blogueuse Marie Lopez – plus connue sous le pseudonyme d’Enjoy Phoenix – dispose d’une audience et d’un capital sympathie considérable. À seulement 20 ans, la jeune fille est adulée par des centaines de milliers d’adolescentes. Dès sa sortie, en mai 2015, le récit de ses années de lycée, EnjoyMarie (éditions Anne Carrière), s’est classé en tête des ventes de livres, devant les livraisons annuelles de Marc Levy et Guillaume Musso.
À l’instar de cette lyonnaise, quelques dizaines de blogueuses mode et beauté influentes séduisent une vaste communauté de fans par un style et des avis présentés comme très personnels. Elles semblent s’adresser autant à des amies qu’à des spectatrices. Même si elles sont probablement soigneusement travaillées, leurs vidéos en ligne gardent une spontanéité que les jeunes consommatrices ne retrouvent apparemment pas dans la presse féminine traditionnelle, dont l’audience baisse et vieillit. La diffusion de Marie-Claire, numéro un des féminins avec 417 000 exemplaires en 2014, s’est contractée de 5,6 % par rapport à l’année précédente, et l’âge moyen de ses lectrices atteint désormais 53 ans. La presse ciblant spécialement les adolescentes, quant à elle, n’existe plus. 20 ans a cessé de paraître en 2009, à peu près en même temps que Jeune et Jolie. Salut ou Ok Podium ont disparu dans les années 1990.
Inutile de dire que l’existence de ces égéries 2.0 n’a pas échappé aux industriels de la cosmétique. « Leur poids de recommandation est considérable », relevait dès 2012 dans le magazine LSA Magali Berrux, directrice webmarketing et e-commerce chez Bourjois, filiale de l’américain Coty.
Dans Les Échos du 7 avril 2015, Lubomira Rochet, directrice générale en charge du digital chez L’Oréal, louait elle aussi l’impact des « influenceurs de la beauté on line, stars d'Instagram et de Youtube ». Des influenceurs, précisait-elle, « que nous ne rémunérons pas mais auxquels nous adressons nos produits et qui donnent leur avis ».
La raison qui pousse la directrice du marketing en ligne à souligner que les blogueuses ne sont pas payées est évidente. Tout leur crédit repose sur leur sincérité présumée. Le problème est qu’il est impossible de croire Ludomira Rochet. Enjoy Phoenix elle-même a admis qu’elle était payée pour réaliser « T’as pas du gloss ? » (1), une émission hebdomadaire diffusée sur la chaîne Youtube Gemey-Maybelline, marque de maquillage du groupe L’Oréal ! Enjoy Phoenix, qui a le mérite de la sincérité, se considère comme une professionnelle. Elle annonce gagner déjà plus de 300 000 € par an grâce à Youtube et à ses différents partenariats. Elle a déposé en mars 2015 à l’Institut national de la propriété industrielle (Inpi) une série de marques autour du nom « Enjoy Phoenix ».
Jamais de critiques
Il est extrêmement difficile de trouver une vidéo de blogueuse qui critique sérieusement les marques, comme peut le faire Que Choisir quand elles vendent des antirides inefficaces. Certaines se retrouveraient d’ailleurs dans une position délicate si elles s’y aventuraient. L’animatrice des Envies de Georgette, par exemple, Anne-Sophie Dumotier, est aussi la directrice artistique et marketing de 1001pharmacie.com, site qui se présente comme une « place de marché permettant aux pharmacies françaises de vendre leurs produits de parapharmacie en ligne ».
Cette activité est parfaitement respectable, mais peut-on vraiment déconseiller aux internautes d’acheter des références que l’on vend sur un autre site ? « Le ton de mon blog est plutôt "bonne copine" et je ne me vois pas flinguer des produits juste pour faire une belle audience », plaide Anne-Sophie Dumotier. « Mon blog est un blog personnel qui n’est pas relié à mon activité professionnelle », ajoute-t-elle, avant d’admettre que « si un produit est vendu sur notre site (1001pharmacie.com, ndlr), il m’arrive de mettre un lien »… Chacun pourra constater que cela arrive en réalité très souvent. Les renvois dans les articles, en apparence anodins, sont en réalité autant de liens d’affiliation qui permettent à la blogueuse de percevoir un pourcentage des ventes.
Des papiers « spontanés » dictés par les marques
Plus sincère, une autre blogueuse admet être sous pression. « Je suis un peu contrainte de dire certaines choses, je suis guidée dans mes propos ». « Il ne faut pas stipuler que c'est un article sponsorisé » mais au contraire « mettre certains liens dans l'article, être enthousiaste sur certains points même si l'on a jamais testé le produit par exemple. Je suis rémunérée pour ça. » Pour l’un de ses articles, la jeune blogueuse, qui préfère rester anonyme, avoue avoir été contrainte de réécrire le contenu à cinq reprises. La spontanéité, c’est un métier…
Concrètement, quand une blogueuse dit qu’elle a reçu les produits en cadeau « d’une amie », celle-ci n’est généralement autre que la responsable communication du fabricant. Si elle s’aventure à critiquer, elle sera rayée des listes et la marque ne lui donnera plus rien, au mieux. Au pire, elle recevra par courrier recommandé, avec accusé de réception, une mise en demeure de retirer le contenu litigieux de son site. Une institution comme Que Choisir a les moyens de résister à ce genre d’intimidation. Une blogueuse isolée, beaucoup moins.
Mise à l’écart des voix critiques et récupération des stars qui jouent le jeu, voilà la tendance. L’Oréal a signé un partenariat avec la jeune américaine Michelle Phan, forte de presque 8 millions d’abonnés. Le groupe a créé pour elle la marque EM Cosmetics, dont les ventes se font exclusivement en ligne. Fructis Garnier collabore avec Andy, dont la chaîne Youtube Andyraconte affiche 1,7 million d’abonnés. Pour sa campagne Hairshalk, Vivelle Dop a fait appel à quatre Youtubeuses : Caroline & Safia, LittleJbeauty, Sananas2016. L’anglaise Lise Eldridge (1,2 million d’abonnés) a quant à elle été nommée directrice de la création maquillage de Lancôme.En Grande-Bretagne, l’Advertising standard authority (ASA) envisage d'imposer un cadre, permettant à l’internaute d’identifier clairement le contenu commercial avant même de l’ouvrir. En France, les outils juridiques permettant d’assainir les pratiques existent déjà. Une publicité est considérée comme trompeuse lorsqu’elle « n’indique pas sa véritable intention commerciale », dit l’article L. 121-1 du code de la consommation. Comme à l’accoutumée, l’Autorité de régulation professionnelle de la publicité (ARPP), où siègent en majorité les annonceurs et les agences de communication, temporise et relativise. « Ce n'est dans l'intérêt de personne de cacher les partenariats… », ose son directeur général, Stéphane Martin. Personne, à l’exception des industriels et des agences de marketing en ligne. La position de l’ARPP a au moins le mérite de la cohérence. Regardant avec sérénité couler le fleuve des publi-reportages beauté-santé dans la presse traditionnelle depuis des années, l’ARPP n’a guère de raison de se déchaîner contre les blogueuses mode-beauté. Ces dernières avaient une belle occasion de réveiller l’esprit critique dans leur créneau. Ce sera pour la génération 3.0.
(1) Le gloss est une sorte de rouge à lèvres.