Anne-Laure Lebrun
Accès aux soinsÀ quoi sert l’aide médicale d’État (AME) ?
À chaque élection, vote du budget de l’État ou loi sur l’immigration, l’aide médicale d’État (AME) suscite de vifs débats et controverses. Pour certains, cette prestation nécessite d’être réformée voire supprimée, en raison de son coût ou de supposés abus. Qu’en est-il ? On fait le point sur ce qui est en réalité un dispositif d’accès aux soins et de santé publique.
Lors des débats autour du projet de loi de finances pour 2025, l’AME a encore surgi comme une question centrale. Alors qu’une augmentation de 1,2 à 1,3 milliard d’euros était initialement prévue, le ministre du Budget a finalement décidé de geler cette ligne budgétaire. Gouffre financier, mesure « trop généreuse », jugée trop attractive pour les immigrés clandestins, l’AME est dans le viseur depuis sa mise en place en 2000. De nombreuses lois ou décrets ont déjà restreint l’accès à cette prestation sociale (l’AME est indisponible à Mayotte) ainsi que les soins pris en charge.
Avant sa création, les personnes aux faibles ressources de nationalité française ou étrangère, en situation régulière ou non, étaient éligibles à l’aide médicale départementale (AMD). En 1993, la loi dite « loi Pasqua » a instauré la condition de régularité de séjour. Un système dualiste s’est alors mis en place : les Français et les étrangers en situation régulière avaient droit à la couverture maladie universelle (CMU), appelée aujourd’hui complémentaire santé solidaire (CSS), et les étrangers en situation irrégulière, autrement dit sans titre de séjour, pouvaient demander l’AME. « En pratique, les premiers ont une carte Vitale, et bénéficient d’une prise en charge du ticket modérateur, c’est-à-dire du reste à charge non remboursé par l’Assurance maladie [hors dépassements d’honoraires, NDLR], des frais dentaires ou d’optique. Les bénéficiaires de l’AME n’ont pas de carte Vitale, et si les soins médicaux et hospitaliers sont pris en charge à 100 % sans avance de frais, cela se fait dans la limite des tarifs de la Sécurité sociale », explique Céline Gabarro, maîtresse de conférences en sociologie à l’université de Lille et chercheuse associée à l’institut Convergences Migrations (1).
Une couverture maladie de second rang
De ce fait, l’accès aux soins des bénéficiaires de l’AME (dispositif valable 1 an) est assez limité. Par exemple, le 100 % santé (audio, optique et dentaire) n’est pas couvert par cette prestation. Les prothèses dentaires ou les lunettes sont donc des soins inaccessibles. Par ailleurs, les examens de prévention buccodentaire pour les enfants ainsi que les indemnités journalières en cas d’arrêt maladie ne sont pas couverts, non plus que les médicaments à service médical rendu faible (ceux remboursés à hauteur de 15 %). Enfin, depuis 2021, la prise en charge de certains soins jugés non urgents, comme la pose d’une prothèse de genou, d’épaule ou de hanche, est subordonnée à un délai d’ancienneté de bénéfice de l’AME de 9 mois. Et, contrairement à ce qui est avancé par ses détracteurs, l’AME ne couvre pas les opérations de chirurgie esthétique, mais seulement la chirurgie réparatrice pour raison médicale.
Les bénéficiaires de l’AME ne creusent donc pas le trou de la Sécu à cause de leurs interventions pour les oreilles décollées, comme cela a pu être dit. L’AME ne représente que 0,3 % de l’ensemble des dépenses de santé. Et seules 400 000 personnes en bénéficient, soit à peine la moitié des personnes éligibles, comme l’a montré l’enquête « Premiers pas » en 2019 (2) (voir encadré).
La supprimer serait coûteux
« Vouloir détricoter l’AME ou la supprimer, c’est remettre en cause un dispositif social qui permet une certaine égalité d’accès aux soins, mais aussi un dispositif de santé publique permettant d’assurer une meilleure santé à l’ensemble de la population, pas uniquement les sans-papiers », ajoute la sociologue. Et cette suppression ne permettrait même pas de réaliser des économies, assure l’ensemble des rapports réalisés jusqu’à aujourd’hui (3). Bien au contraire. Tous démontrent que, sans l’AME, le renoncement aux soins mènerait à une dégradation de l’état de santé des personnes. Elles se présenteraient à un point plus avancé de leur maladie, notamment dans les services d’urgence des hôpitaux, déjà surchargés et fragiles. Ce qui, finalement, coûterait bien plus cher à la collectivité.
En outre, du fait de la prévalence plus élevée de certaines pathologies infectieuses, comme le VIH ou la tuberculose (les étrangers représentent plus de la moitié des malades séropositifs en France, selon les derniers chiffres de Santé publique France (4)), l’absence de prise en charge pourrait avoir d’importantes répercussions en termes de santé publique. L’Espagne a d’ailleurs montré la voie à ne pas suivre : la restriction de l’accès aux soins des étrangers en situation irrégulière votée en 2012 a entraîné une hausse des maladies infectieuses ainsi qu’une surmortalité des sans-papiers de 15 % en 3 ans (5). Cette réforme a finalement été abrogée en 2018.
Les raisons du non-recours à l’AME
Après 5 années ou plus de résidence en France, 35 % des personnes sans titre de séjour n’ont pas ouvert leurs droits à l’AME. Les raisons de ce non-recours sont multiples. Beaucoup ignorent l’existence de ce dispositif, et lorsqu’elles le connaissent, les obstacles administratifs sont multiples. « Selon les départements, les demandeurs de l’AME sont reçus soit dans les guichets de l’Assurance maladie, soit dans un centre spécifique, soit dans les permanences de l’Assurance maladie situées dans les hôpitaux. Ainsi, la première difficulté pour un demandeur d’AME consiste à savoir où déposer sa demande », souligne la sociologue. Il faut ensuite pouvoir constituer son dossier. Pour obtenir l’AME, le demandeur doit justifier de son identité, prouver qu’il vit en France depuis au moins 3 mois consécutifs et déclarer des ressources inférieures à 847 €. Ce sont donc les étrangers sans papiers les plus précaires qui sont concernés par l’AME. Les autres n’ont aucune couverture maladie pour les soins non urgents et vitaux (6).
(1) Gabarro C. L’accès aux soins des étrangers en situation irrégulière en France : une prise en charge au titre de la pauvreté et de la compassion. Migrations société 2018 : 171 (30), 93-104. https://doi.org/10.3917/migra.171.0093.
(2) Enquête réalisée par l’institut de Recherche et de Documentation en économie de la santé (IRDES) et parue en 2019.
(3) Entre 2003 et 2019, 4 rapports publics sur l’AME ont été conduits par l’inspection générale des Affaires sociales (Igas) et l’inspection générale des Finances (IGF), ainsi qu’une enquête du comité d’évaluation et de contrôle des Politiques publiques de l’Assemblée nationale, menée par les députés Claude Goasguen et Christophe Sirugue en 2011. Aucune autre prestation sociale n’a été autant scrutée.
(4) Bulletin de santé publique VIH-IST. Novembre 2023, Santé publique France, https://www.santepubliquefrance.fr/maladies-et-traumatismes/infections-sexuellement-transmissibles/vih-sida/documents/bulletin-national/bulletin-de-sante-publique-vih-ist.-novembre-2023.
(5) Peralta-Gallego L., Gené-Badia J., Gallo P. Effects of undocumented immigrants exclusion from health care coverage in Spain. Health Policy 2018 ; 122 (11) : 1155-60. https://editorialexpress.com/cgi-bin/conference/download.cgi ? db_name = ESPE2018 & paper_id = 135.
(6) Dès leur arrivée sur le territoire, les étrangers en situation irrégulière ou en demande d’asile peuvent bénéficier du dispositif des soins urgents et vitaux.