Édouard Barreiro
Loi Création et InternetIl est de temps de changer de disque
Le Parlement doit voter avant fin mars un projet de loi « Création et Internet », qui vise à réprimer le piratage sur le Web. Taillé sur mesure pour l'industrie musicale et cinématographique, le texte organise une riposte musclée au téléchargement illégal, mais pas forcément efficace. Il laisse délibérément de côté la question de la licence globale, c'est-à-dire une remise à plat générale qui permettrait à tout un chacun de télécharger la musique de son choix, sans limitation, pour quelques euros par mois.
Que prévoit la loi Création et Internet ?
Voté par les sénateurs le 30 octobre 2008, le texte est examiné en ce moment par les députés. Il organise une forme de dissuasion des présumés pirates appelée la « riposte graduée ». L'approche se veut pédagogique et mesurée. À la première incartade, l'internaute reçoit un courrier d'avertissement sans frais. En cas de récidive, second courrier. Troisième fichier téléchargé, la commission peut prononcer soit la suspension de l'accès pendant un mois à un an, avec interdiction de s'abonner chez un autre fournisseur d'accès à Internet (FAI), soit la limitation des services.
Sans doute éprouvé dans les classes de primaire ou les jardins d'enfants, ce crescendo avertissements-sanctions laisse sceptiques un certain nombre d'experts.
Qu'est-ce que la riposte graduée sur le plan légal ?
Pour le moment, c'est surtout un exercice acrobatique. Les sanctions seront appliquées par la Haute Autorité pour la diffusion des oeuvres et la protection des droits sur Internet, l'Hadopi, qui ne sera pas une autorité judiciaire, mais une autorité administrative indépendante.
Les internautes lésés pourront faire appel des décisions de l'Hadopi devant la justice, selon des modalités qui restent à définir, et seulement au stade des coupures d'abonnement. Quelle est alors la valeur des lettres d'avertissement ? La discussion parlementaire qui doit éclaircir ces points s'annonce passionnante.
La loi prévoit bien une procédure de transaction, mais elle part du principe que l'abonné a reconnu les faits ! S'il les conteste, aucun dialogue n'est prévu. Autant dire que la loi ne respecte pas la présomption d'innocence. La transaction peut déboucher sur une injonction à prendre « des mesures de nature à prévenir le renouvellement du manquement constaté », c'est-à-dire sécuriser la connexion. Cette disposition semble pensée surtout pour les professionnels auxquels la coupure occasionnerait un préjudice trop gênant (collège, entreprise, médecin, etc.), pas vraiment pour les particuliers. Ces derniers ne pourront même pas savoir quel titre on leur reproche précisément d'avoir téléchargé.
Enfin, dans l'hypothèse où un seul membre d'une famille a téléchargé, tout le monde sera sanctionné par une coupure, en dépit d'un principe de droit appelé l'individualisation des peines. Le texte de loi pose en effet que vous êtes responsable de votre connexion lorsqu'elle est utilisée pour un acte frauduleux, quel qu'en soit l'auteur, qu'il s'agisse d'un proche ou de vos enfants. « On en arrive à une culpabilité collective », a commenté l'ancien Premier ministre Michel Rocard, selon qui ce n'est « pas acceptable ».
Du reste, si télécharger des oeuvres culturelles est si grave qu'un dispositif de répression sur mesure va être mis en place, pourquoi tolérer deux téléchargements avant de sévir ?
Comment organiser la riposte graduée sur le plan technique ?
La riposte graduée se fonde sur le repérage des internautes fréquentant les sites de partage ou de téléchargement, à partir de leur adresse Internet, appelée IP. Celle-ci est attribuée par le fournisseur d'accès à un point de connexion au réseau ; concrètement, un ordinateur. Une personne physique, en général le souscripteur de l'abonnement, est associée à cet ordinateur. Mais à la vérité, le lien est loin d'être solide, ce qui rend la traçabilité par les adresses IP assez problématique.
Des expériences menées par l'UFC-Que Choisir l'ont montré, si vous avez le wi-fi, votre voisin peut pirater votre liaison même cryptée, et c'est vous qui aurez affaire à l'Hadopi. Enfin, les pirates vraiment décidés n'auront absolument aucun mal à dissimuler leur adresse IP ou à usurper une autre adresse. Il existe pour cela des petits programmes pas chers et très efficaces, à qui la loi Création et Internet va assurer une fabuleuse publicité ! Enfin, nombre de logiciels de téléchargement disponibles sont eux-mêmes en mesure de rendre l'internaute totalement invisible sur la toile, par cryptage !
Ces menus inconvénients n'ont probablement pas échappé aux industriels du disque, mais engager les pouvoirs publics dans la voie de la répression systématique serait pour eux une victoire. Une victoire dont ils ne paieraient même pas le prix.
À qui profite la loi Création et Internet ?
À l'industrie du disque en général et aux majors en particulier, au moins à deux titres. Tout d'abord, elle ne fait pas disparaître la charge financière du piratage mais la déplace de l'industrie du disque vers les fournisseurs d'accès. Les coûts que ces derniers devront supporter sont difficiles à évaluer, mais seront importants. D'une part, les FAI devront investir massivement pour pouvoir couper la connexion Internet des abonnés sans pour autant les priver de télévision et de téléphone dans le cadre des abonnements « triple play ». D'autre part, comme l'annoncent les amendements déposés jusqu'à présent, notamment par le rapporteur du projet, le député Franck Riester, les FAI devront mettre en place des mécanismes de filtrage. Et même si, en cas de coupure, l'abonnement devra, lui, être réglé en totalité, l'opération ne sera jamais rentable pour les FAI.
Second point très important, l'Hadopi ne pourra pas être saisie à titre individuel par des artistes s'estimant lésés, mais seulement par des sociétés de gestion de droits et des producteurs. Sa création renforce donc leur poids, déjà considérable, face aux auteurs.
Concrètement, qui va appliquer les sanctions ?
L'Hadopi serait composée d'un conseiller d'État, d'un magistrat de la Cour de cassation et d'un membre de la Cour des comptes. Trois personnes à temps partiel comme clé de voûte d'un système supposé mettre fin à tout le téléchargement pirate en France ? Ce n'est évidemment pas réaliste. En fait, le pouvoir opérationnel serait aux mains des ayants droit, des sociétés de gestion de droits et des majors. Ils seront représentés en l'occurrence par des agents assermentés chargés de collecter les « preuves » et de saisir l'Hadopi. Les preuves en question seront des relevés d'adresse de sites, c'est-à-dire essentiellement des suites de chiffres que l'Hadopi devra prendre pour argent comptant. Les ayants droit, de leur côté, auront le choix entre deux procédures : les plaintes au pénal en contrefaçon pour d'éventuels gros bonnets du piratage, l'Hadopi et ses froncement de sourcils menaçants pour le menu fretin. Étrange manière d'occuper les plus hauts magistrats du pays...
Le jeu en vaut-il la chandelle ?
Non. L'éradication du piratage telle qu'elle est envisagée suppose une usine à gaz juridique et technologique, chère, d'une efficacité douteuse, et préoccupante en termes de libertés publiques, puisque l'Hadopi aura accès à des données personnelles. La Commission européenne s'en est émue dans un avis rendu fin 2008. Elle relève que cette entorse à la vie privée a lieu hors « de toute procédure judiciaire, garantie cependant jugée essentielle par le Conseil constitutionnel ». Selon elle, le projet de loi n'assure pas « un juste équilibre entre le respect de la vie privée et le respect des droits d'auteur ».
Du reste, le coût du piratage, activité non déclarée par définition, fait l'objet d'évaluations très divergentes. Plus personne ne prétend sérieusement qu'un ficher téléchargé égale une vente qui n'a pas eu lieu. L'étude du cabinet Tera Consultants, que citent souvent les industriels, retient un taux de 10 % de ventes perdues par rapport au volume de piratage, ce qui correspondrait à 369 millions d'euros de manque à gagner pour l'industrie musicale en France en 2007. L'UFC-Que Choisir, pour sa part, constate que l'industrie de la musique ne se porte pas si mal malgré le téléchargement (voir l'article « Industrie du disque : quelle crise ? »). Universal annonce même des profits très confortables en 2008 (1). Le problème doit donc se poser autrement.
Quelle alternative à l'Hadopi ?
« La meilleure manière de lutter contre le piratage, c'est [...] de tout mettre en oeuvre pour augmenter la quantité et la qualité des offres culturelles légalement mises en ligne. » Ce n'est pas l'UFC-Que Choisir qui le dit, mais Christine Lagarde, ministre de l'Économie. Et pour le moment, on ne peut pas dire qu'elle ait été entendue.
Où en sont les formules de téléchargement légal aujourd'hui disponibles ?
Elles sont limitées à certains catalogues et assorties de verrous appelés les « mesures techniques de protection » (MTP, ou DRM, de l'anglais « digital right management »). Non seulement le consommateur n'a pas accès à l'ensemble des artistes qu'il aime, mais la durée de vie et l'utilisation de ses fichiers sont limitées par ces MTP. Autre point qui a son importance, toutes les offres utilisant les DRM Microsoft sont incompatibles avec les ordinateurs sous Apple ou Linux, mais également avec les baladeurs d'Apple, type iPod, qui composent aujourd'hui 60 % du marché. Certes, les majors ont annoncé en grande pompe la fin des DRM, mais avec un petit astérisque à la fin de cette déclaration, qui est souvent passée inaperçue. Cette suppression ne concerne que la vente de fichiers au détail et absolument pas les formules forfaitaires, qui sont pourtant le modèle consacré par l'économie du numérique. Dès lors, peut-on vraiment reprocher aux consommateurs de ne pas se tourner vers les offres légales ?
Qui aurait acheté, dans les années 70, une platine Philips lisant seulement les 33 tours Philips ? Voilà pourtant où en est aujourd'hui l'industrie du disque. Elle se plaint du piratage, mais freine le développement d'une offre légale hors de son contrôle. Sans le piratage, un grand nombre de titres seraient aujourd'hui tout simplement introuvables. Certains ayants droit freinent la diffusion des catalogues par des exigences excessives, des mises à disposition partielles ou des prix anormalement élevés. Si bien qu'il est très difficile de créer une infrastructure pour vendre ou écouter de la musique en ligne.
Que propose l'UFC-Que Choisir ?
Un forfait au mois autour de 7 euros, autorisant le téléchargement illimité de musique, sans aucune MTP. C'est ce qu'on appelle la licence globale. L'UFC-Que Choisir n'écarte pas non plus d'autres possibilités, qui peuvent aussi être des systèmes intermédiaires, comme la licence collective étendue ou un encadrement du marché de gros des catalogues. Cependant, la licence globale paraît la plus à même de réconcilier les artistes et le public. En outre, elle est aisée à mettre en place puisque toutes les infrastructures existent déjà.
La licence globale est-elle économiquement viable ?
Oui. La mesure n'a rien d'une lubie libertaire. Au 30 septembre 2008, l'Autorité de régulation des communications électroniques (Arcep) recensait quelque 17 millions d'abonnements à Internet à haut débit. Un peu de calcul : 17 millions de foyers payant 2 euros par mois chacun rapportent 408 millions d'euros par an. Davantage que le coût présumé du piratage ! À 7 euros par mois, la recette monte à 1,4 milliard d'euros. C'est largement plus que toutes les sommes collectées au titre de la redistribution de droits pour la musique, le cinéma et les jeux vidéo (1,2 milliard d'euros par an) dont seuls 20 % proviennent de la vente directe au consommateur (pour plus de précision, voir « Internet et Création », de Philippe Aigrin, éditions InLibroVeritas, téléchargeable sur http://paigrain.debatpublic.net).
Comment la mettre en oeuvre ?
Simple dans les grandes lignes, la licence globale (qui s'appliquerait aussi aux images et autres oeuvres de l'esprit) nécessite tout de même des adaptations techniques et réglementaires. Il faut trouver une solution pour les internautes étrangers. Si rien n'est prévu, ils ne paieraient pas la licence globale, mais pourraient télécharger de la musique sur des sites français, ce qui serait inéquitable. Il faut aussi moderniser les mécanismes de perception et de redistribution des droits pour être certain qu'aucun artiste/créateur, éditeur, producteur, ne soit lésé.
À titre transitoire, si la mise en place de la licence globale demande du temps, l'UFC-Que Choisir propose un régime dit de « licence collective étendue ». Concrètement, il ne s'agit pas d'inventer, mais d'étendre un système déjà en vigueur pour la diffusion de musique par les radios ou les discothèques. Celles-ci ne paient pas les droits d'auteur titre par titre. Elles passent un accord avec un organisme gérant les droits des artistes (Adami ou Spedidam, par exemple) et règlent un forfait appelé la « rémunération équitable ». Les sommes collectées sont réparties aux différents ayants droit par les organismes eux-mêmes. La licence est dite « étendue », car si un seul organisme collecteur signe avec une radio, l'accord s'étend automatiquement aux catalogues des autres organismes. Bien entendu, il faut que le signataire soit représentatif d'un nombre respectable d'artistes. Un auteur reste évidemment libre de se tenir à l'écart et de négocier de manière individuelle avec les diffuseurs. Ce système est particulièrement bien adapté aux sites qui proposent des flux et des fichiers (le streaming et les webradios), comme Deezer, Jiwa ou Dailymotion, qui aurait moins de difficulté à avoir accès aux contenus.
Une remise à plat de la rémunération de la musique
Cette remise à plat des modes de rémunération modifierait en profondeur l'économie de la musique. Le secteur en a peut-être besoin, toute considération sur le téléchargement mise de côté. L'UFC-Que Choisir estime nécessaire de rationaliser les sociétés de gestion, en particulier la Sacem et ses satellites, dont les frais de fonctionnement semblent élevés. Il faudrait peut-être également mettre en concurrence les différents organismes collecteurs, et créer des outils de décompte fiable et équitable des usages des différentes oeuvres. Aujourd'hui, en effet, les auteurs peu connus sont souvent mal répertoriés, et touchent une part seulement de leurs gains pourtant faibles. Le chantier est assez considérable, mais à tout prendre, moins démesuré que l'installation sur le Web d'un immense filet à capturer les pirates.
(1) Chiffre d'affaires mondial d'Universal Music Group de 4,65 milliards d'euros en 2008, quasi stable à taux de change constant (-0,2 %) ; résultat opérationnel en hausse de 11,6 % à 686 millions d'euros. Soit une rentabilité frôlant les 15 %, ce qui est tout à fait remarquable.
Erwan Seznec