Florence Humbert
Complémentaires santéDes doutes sur l’indépendance d’un expert
Très présent dans les médias, Frédéric Bizard s’est taillé, en quelques années, une réputation d’expert incontournable de l’économie de la santé. Grand pourfendeur des organismes complémentaires santé, il affiche les mêmes positions que les syndicats de professionnels de santé les plus conservateurs. Pas étonnant quand on découvre ses liens d’intérêts !
Vous l’avez peut-être vu à la télé ou entendu à la radio : en quelques années, Frédéric Bizard s’est imposé comme un « expert reconnu du secteur de la santé à l’international, enseignant à Sciences-Po Paris et auteur de nombreux travaux de recherches ». Nouvelle coqueluche des médias, il court les caméras et les micros pour y dénoncer les dérives des assurances complémentaires santé (assurances privées, institutions de prévoyance et mutuelles) : frais de gestion astronomiques, opacité des contrats rendant la comparaison impossible entre les différentes offres, cotisations élevées pour de maigres remboursements.
Dans son ouvrage, Complémentaires santé : le scandale ! (éditions Dunod) réédité début 2016, Frédéric Bizard dénonce la complicité des pouvoirs publics qui ont, selon lui, choisi de donner les clés de la protection sociale aux organismes complémentaires. « Depuis le 1er janvier 2016, chaque salarié est tenu de souscrire à un contrat de complémentaire santé choisi par son employeur. Comme aux États-Unis, les complémentaires ont dorénavant la possibilité de constituer des réseaux de soins qui permettent d'imposer aux usagers la visite du professionnel de santé choisi par l'organisme d'assurance. C'est un affaiblissement considérable de notre liberté de choix. Et un affaiblissement de l'indépendance du professionnel de santé qui devra s'engager à respecter les protocoles thérapeutiques en fonction des contrats signés », écrit-il. Oubliant au passage que l’assuré, qui choisit de recourir à un réseau de soins, bénéficie du tiers payant intégral : il n’a aucun frais à régler. Un avantage d’autant plus appréciable que les réseaux de soins (Kalivia, Santéclair, Itélis…) visent essentiellement des spécialités pour lesquelles les tarifs sont élevés et les prises en charge par l’assurance maladie obligatoire extrêmement réduites : opticiens, chirurgiens-dentistes et audioprothésistes notamment.
Mais, pour réduire les restes à charge, notre expert a une autre idée. Elle serait d’interdire aux organismes complémentaires la prise en charge des tickets modérateurs de la médecine de ville. Avec la manne dégagée, ils auraient l’obligation de couvrir les vrais risques, c’est-à-dire les « suppléments » d’honoraires facturés par les professionnels de santé (médecins, opticiens, dentistes, etc.), et cela sans aucune limitation. « Ce serait de loin la mesure la plus efficace pour lutter contre les renoncements aux soins pour raisons financières mais aussi contre les déserts médicaux », affirme sans rire Frédéric Bizard.
Suppression pure et simple des réseaux conventionnés
En attendant, il milite activement pour l’interdiction de tous les réseaux conventionnés. Il est ainsi l’auteur du rapport remis en octobre dernier à Daniel Fasquelle, député du Pas-de-Calais (Les Républicains) préconisant leur suppression pure et simple. Au nom, bien entendu, de la liberté de choix des uns, et de l’indépendance des autres. Même si la proposition de loi qui a suivi dans la foulée a peu de chances d’aboutir, la démarche a mis du baume au cœur des syndicats professionnels (dentistes, opticiens, médecins) qui accueillent Frédéric Bizard à bras ouverts lorsqu’il parcourt la France pour distiller la bonne parole.
Sentant la menace, les instances de l’assurance n’ont pas tardé à réagir. Une charge virulente, publiée sur le site Internet de l'Argus de l’assurance le 7 mars dernier, met en cause les compétences de Frédéric Bizard et sa légitimité à prendre la parole en tant qu’expert dans le débat sur l’assurance santé. « Avant de prétendre travailler sur le système de santé des hommes, Frédéric Bizard a d’abord été un spécialiste du soin… des animaux. Diplômé de l’École vétérinaire de Maisons-Alfort, il a ensuite décroché un MBA de l’Ensad de Fontainebleau, avant de se lancer dans les affaires. Il crée ainsi au début des années 2000 la société Kiria spécialisée dans le bien-être… », peut-on lire dans cet article. Après la mise en liquidation de cette société en 2012, « il crée le cabinet Salamati Conseil et commence à faire parler de lui dans les médias ». Mais hormis deux ouvrages, nulle trace des publications du pseudo-économiste dans des revues scientifiques à comité de lecture ! Quant à son programme d’enseignement à Sciences-Po, il porte sur la communication et le développement en entreprise !
« Calomniez, calomniez, il en restera toujours quelque chose », a aussitôt répliqué l’intéressé dans un droit de réponse publié sur Argusdelassurance.com le 9 mars, faisant notamment étalage de tous ses diplômes et titres universitaires. Et d’ajouter « Je suis un homme totalement libre et indépendant de tout lobby, y compris des financiers… ».
Conférences subventionnées par le Groupement des industriels et fabricants de l’optique
Pas tout à fait vrai cependant ! Un courriel confidentiel dont Que Choisir a pu se procurer une copie met à mal cette belle profession de foi. Il s’agit d’un document adressé à ses adhérents par le Sidol (Syndicat des importateurs et distributeurs en optique lunetterie) concernant la série de conférences données par Frédéric Bizard dans plusieurs villes et subventionnée par le Gifo (Groupement des industriels et fabricants de l’optique) présidé par le directeur général d’Essilor France, Ludovic Mathieu. Le syndicat recommande dans ce courriel à ses adhérents de participer à ces rencontres mais de garder le silence quant à leur appartenance à des organisations professionnelles !
Des informations qui jettent une lumière crue sur la lutte sans merci que se livrent professionnels de la santé et assureurs sur le dos des consommateurs qui sont en tout état de cause, faut-il le rappeler, les principaux contributeurs du financement du « marché » de la santé, que ce soit sous forme d’impôts, de cotisations sociales, de CSG ou de primes d’assurance plus ou moins librement consenties ! Il n’appartient pas à Que Choisir de porter un jugement de valeur sur les véritables compétences professionnelles de Frédéric Bizard, ni sur la nature de ses accointances avec les syndicats de médecins ou les industriels du secteur de la santé. Mais cet énième avatar met en cause une fois de plus la légitimité de certains experts autoproclamés qui s’expriment à longueur de colonnes ou tables rondes, sans qu’ils estiment nécessaire de clarifier leurs liens d’intérêts avec les acteurs majeurs du secteur économique, ni que les journalistes qui les interviewent ne s’empressent d’ailleurs de les leur demander.