Erwan Seznec
Grande distributionD’étranges capitaines
L’Autorité de la concurrence vient de publier un avis sur « le management catégoriel » et la pratique des « capitaines de catégorie ». Un nouveau mode de relations entre distributeurs et fournisseurs qui suscite de nombreuses interrogations.
C’est nouveau, cela vient de sortir en rayon et cela s’appelle le « management catégoriel ». Vous n’en aviez jamais entendu parler ? Jusqu’à récemment, l’Autorité de la concurrence non plus, et c’est précisément ce qui l’inquiète. L’institution a émis le 7 décembre un avis (no 10-A-25) sur cette nouvelle pratique de la grande distribution. Elle est assez déroutante au premier abord, puisqu’elle consiste à confier la gestion d’un rayon à un fournisseur leader sur son marché. Coca-Cola, par exemple, prend en charge les sodas chez Carrefour, ou Danone les produits laitiers chez Auchan. Les deux multinationales deviennent des « capitaines de catégorie », chargés du marketing et de l’organisation pour leurs produits, bien entendu, mais aussi pour ceux de leurs concurrents, sans forcément que ces derniers le sachent.
Interrogés, les responsables de l’Autorité de la concurrence se disent perplexes. Quels accords exactement lient le distributeur à son étrange capitaine ? Pour combien de temps ? Comment être sûr que la multinationale ainsi placée en position de force ne va pas en profiter pour évincer discrètement ses concurrents des linéaires ? Le seul moyen de le savoir serait d’examiner dans le détail les contrats de management catégoriel. Or, distributeurs et fournisseurs refusent de les montrer. Y a-t-il même seulement contrat en bonne et due forme ? « Le processus de désignation d’un fournisseur partenaire s’effectue de façon informelle et opaque, à tel point que des opérateurs peuvent exprimer des opinions divergentes quant à l’existence ou non d’un partenariat entre eux », écrit l’Autorité dans son avis.
Gagnant-gagnant
Venu des États-Unis, ce nouveau mode de relation fournisseur-distributeur arrange les deux parties. Le distributeur économise des frais de gestion et de personnel. Il profite du savoir-faire des multinationales, qui connaissent mieux que personne le profil de leur clientèle. Ces multinationales, de leur côté, ont les coudées franches pour organiser les ventes et planifier leurs actions commerciales. Mais elles pourraient aussi défavoriser les PME qui menacent de leur faire de l’ombre. Ou encore, si elles sont capitaines de catégorie dans plusieurs enseignes, « faciliter la collusion entre distributeurs », de sorte que le yaourt X ou le soda Y se retrouve exactement au même prix – le plus élevé possible – dans tous les magasins d’une même zone de chalandise.
Que faire ? L’Autorité de la concurrence estime que la balle est désormais dans le camp des fabricants. « L’efficacité du droit de la concurrence dépend étroitement de la veille concurrentielle que peuvent mener les opérateurs susceptibles d’être lésés par certaines pratiques ». Autrement dit, « si vous pensez être victime d’un capitaine de catégorie, signalez-le, nous sommes prêt à agir ». Aux États-Unis, où le tabac est en vente dans les grandes surfaces, US Tobacco a écopé d’une amende de 1 milliard de dollars en 2003 pour pratique déloyale à l’encontre de ses concurrents, dans le cadre d’un accord de management catégoriel. En France, malheureusement, les langues ne se délient pas facilement dans le monde de la grande distribution.
Verrouillage du marché des grandes surfaces : le coup de semonce de l’Autorité de la concurrence
La grande distribution est verrouillée en France, et cette situation doit changer rapidement. Tel est en résumé le sens d’un autre avis rendu par l’Autorité de la concurrence, également le 7 décembre. Corroborant un constat déjà dressé par l’UFC-Que choisir, l’institution relève une absence de confrontation réelle entre distributeurs sur de très nombreuses zones de chalandise. La situation est caricaturale à Paris, où le groupe Casino accapare 60 % du marché de la distribution alimentaire ! Solution suggérée par l’Autorité : assouplir les conditions de sortie de réseau imposées aux exploitants de magasins indépendants. Ils représentent la majorité des hypers, supermarchés et supérettes, mais se trouvent en général ligotés à leur centrale d’achat par plusieurs contrats d’affiliation drastiques. Ces contrats doivent être modifiés dans les mois qui viennent, ou il faudra demander au législateur d’agir, prévient l’Autorité de la concurrence. Au passage, elle confirme implicitement qu’il y a probablement assez de grandes surfaces dans notre pays. Il n’est pas nécessaire d’en créer de nouvelles pour améliorer la concurrence. Revoir leur répartition suffirait.